Betteraves : la filière sucre en quête de visibilité et de prix rémunérateurs
Prix déprimés, fermeture d’usines, manque de visibilité… Les planteurs français s’interrogent sur l’avenir de la filière betterave malgré le rebond des prix du sucre constaté à l’automne.
Prix déprimés, fermeture d’usines, manque de visibilité… Les planteurs français s’interrogent sur l’avenir de la filière betterave malgré le rebond des prix du sucre constaté à l’automne.
La grisaille s’est installée sur les plaines à betteraves, où le goût sucré du tubercule se teinte d’amertume pour les planteurs. Premier caillou dans la botte, la campagne 2017-2018, la première de l’après-quota, a été marquée par un effondrement des cours mondiaux, tirés à la baisse principalement par la forte hausse dans de grands bassins de production autour de la planète. Autrement dit, le filet de sécurité instaurant des prix minimums pour la betterave a été retiré juste au moment où les cours du sucre ont dévissé (voir graphique ci-dessous).
Fini la betterave comme « poumon de l’exploitation »
La sanction pour les betteraviers a été immédiate. Les prix payés pour la betterave ont pataugé en moyenne à 25 euros/tonne en 2017-2018, puis à 23 euros/tonne en 2018-2019, tout inclus. « Ce ne sont plus les marges que l’on avait les années précédentes, regrette Dominique Ignaszak, planteur dans l’Aisne. On atteint difficilement 24 euros/tonne alors que la betterave était auparavant le poumon de l’exploitation. »
Au début de l’automne, les cours du sucre ont rebondi. Le marché mondial, qui dicte désormais sa loi au sucre européen, est en effet attendu nettement déficitaire en 2019-2020 du fait de la baisse de production en Inde. Selon des échos du marché, les nouveaux contrats passés dans l’UE pour la récolte 2019 se positionneraient autour de 420 euros/tonne sortie usine.
Cette hausse va-t-elle s’amplifier ? Plusieurs incertitudes demeurent, à commencer par la stratégie qu’adoptera le Brésil. Le géant sucrier avait en effet réduit a minima la part de la canne transformée en sucre en 2018-2019, à environ 35 %, pour privilégier l’éthanol dont le marché est porteur. La hausse des prix du sucre pourrait conduire les industriels brésiliens à déplacer le curseur en faveur du sucre à partir du printemps. La confirmation de ce changement de braquet dépendra largement de la tenue du prix de l’éthanol et de l’évolution du réal. L’autre facteur potentiel de tempérance sur la scène mondiale se situe en Inde, où les disponibilités devraient rester élevées du fait de stocks importants.
Hausse à retardement pour les prix de la betterave
Mais une menace beaucoup plus proche guette les planteurs français. Au plus fort de la crise, les fabricants de sucre se sont en effet engagés auprès de leurs acheteurs avec des contrats courant sur plus d’une année, certaines sources évoquant même des contrats sur trois ans. C’est donc une part non négligeable de la production 2019-2020 qui pourrait avoir été vendue à des prix peu rémunérateurs. Un comble, car l’Europe sera condamnée à importer du sucre cette année encore, du fait d’un marché communautaire déficitaire.
Autrement dit, dans l’UE, ce sont les importations qui pourraient majoritairement profiter de l’embellie des cours mondiaux. Une hypothèse pessimiste que ne viennent pas infirmer les prix annoncés par les industriels français pour la récolte 2019 de betteraves, à peine plus élevés que ceux constatés ces deux dernières années.
Cette stratégie d’engagement pluriannuel à prix fixe lorsque ces derniers sont au plus bas, sans clause de revoyure, laisse perplexe les représentants des planteurs. « L’UE a été importatrice nette de sucre pour 120 000 tonnes en août dernier, et dans le même temps la filière n’est pas rémunératrice en vendant du sucre à 310 euros/tonne ? Il y a tout de même un vrai souci dans la contractualisation en aval entre les sucriers et leurs acheteurs », s’interroge Timothé Masson, en charge du suivi des marchés à la CGB.
Le « coup de massue » des fermetures d’usines
Cela ne va pas contribuer à restaurer la confiance chez les betteraviers. Car aux prix bas s’ajoutent les fermetures d’usines annoncées par Cristal Union (à Toury, dans l’Eure-et-Loir, et Bourdon, dans le Puy-de-Dôme) et Saint Louis Sucre (Cagny dans le Calvados et Eppeville dans la Somme). Pour les sucreries de Bourdon et de Cagny, qui collectaient respectivement environ 4 800 hectares et 13 000 hectares de betteraves, l’absence de solution alternative proche va se traduire par une perte sèche conséquente en surface. L’arrêt des usines de Toury et d’Eppeville devrait avoir un impact plus limité, avec un report vers d’autres unités. La pilule a tout de même du mal à passer pour les planteurs concernés.
« L’annonce de la fermeture de Toury a été un coup de massue », témoigne Jacques Couturier, cultivant 42 hectares de betteraves et qui livrait à cette usine. Selon l’agriculteur installé dans le sud de l’Eure-et-Loir, « une fois calculés les coûts de production, cela pose question, notamment pour ceux qui ne disposent pas de leur matériel. Certains planteurs veulent baisser leur surface, d’autres ont décidé d’arrêter ». Il faudra aussi composer avec des campagnes plus longues, synonymes, pour les arrachages précoces, de rendement moindre et, pour les chantiers les plus tardifs, de risque de tassement de sol et d’obligation de bâchage.
Du côté de Cristal Union, l’objectif affiché est de « préserver la quasi-totalité des surfaces », mais la restructuration est présentée comme indispensable. « Certains bassins de production ont connu de nombreuses fermetures d’usines en trente ans, et c’est grâce à cela que l’on a pu constituer un pôle industriel fort capable d’affronter la concurrence européenne, explique Bruno Labilloy, directeur agricole de Cristal Union. Lorsqu’une sucrerie tourne 90 jours par an et que l’on peut passer à 130 jours en restructurant, nous n’avons pas trop le choix face aux concurrents européens qui tournent jusqu’à 150 jours. C’est un choix pour préserver l’avenir. »
Faire le dos rond sans démanteler l’appareil productif
Pour la CGB, restructuration ne doit pas rimer avec baisse de production. « Nous sommes face à une crise conjoncturelle avec des prix au plus bas depuis dix ans, il faut faire le dos rond, mais il est important de conserver notre appareil productif, estime Timothé Masson. Faire un trait sur des bassins de production n’aurait pas de sens. » Selon l’expert de la CGB, si la France exporte environ 2 millions de tonnes de sucre sur une production de 5 à 6 millions de tonnes, « on ne peut pas parler de surproduction car nous avons vocation à alimenter des marchés structurellement déficitaires en Europe ».
Pour la CGB, les inévitables fluctuations de marché à venir imposeront « d’innover dans les contrats tout au long de la chaîne permettant au planteur d’être réactif et autonome dans ses décisions ». Développer la filière éthanol pour lui conférer un rôle tampon fait aussi partie de la boîte à outils prônée par le syndicat betteravier.
« La filière de la betterave à sucre était l’une des mieux structurées et l’on a détruit tout ça »
Restaurer la rentabilité des planteurs sera en tout cas indispensable pour éviter la poursuite de l’effritement des surfaces. Il est encore trop tôt pour affiner les pronostics concernant les prochains semis, mais le recul pourrait approcher les 5 % en France, ce qui ramènerait la sole nationale à un niveau proche de celui de l’époque des quotas.
« La filière de la betterave à sucre était l’une des mieux structurées et l’on a détruit tout ça, déplore Jacques Couturier. Auparavant, le revenu betteravier était stable, prévisible, maintenant nous dépendons du marché mondial. Travailler sans vision à long terme pose la question de la stratégie à adopter. C’est un pari complet. »
«Travailler sans vision à long terme pose la question de la stratégie à adopter. C’est un pari complet. » Jacques Couturier, planteur en Eure-et-Loir
En chiffres
Prévisions récolte 2019 en France
83,5 t/ha à 16° de sucre en rendement (81,9 t/ha en 2018)
453 000 ha de surfaces récoltées (485 000 ha en 2018)
38 millions de t de betteraves produites (39,6 Mt en 2018)
5 millions de t de sucre produit (5,1 Mt en 2018-2019)
Timide démarrage du sucre de betterave bio français
C’est un premier pas. Cristal Union a annoncé que 3 000 tonnes de sucre environ sortiront de son usine de Corbeilles-en-Gâtinais au printemps 2020 pour être commercialisées pour la première fois en bio. Les betteraves proviennent de 460 hectares répartis entre Reims et le sud de Paris. La demande de sucre bio croît de façon dynamique, mais le groupe sucrier estime que ce marché devrait rester à terme bien en deçà de 5 % de la consommation totale de sucre. De quoi tout de même donner un peu de baume au cœur aux planteurs, avec des prix annoncés autour de 80 euros/tonne. Tereos se lance également sur ce marché avec 250 hectares récoltés en bio cette année pour une production de 1 000 tonnes de sucre.
Les OP se mettent en ordre de marche
La fin du système des quotas et des prix garantis a bouleversé les relations entre planteurs et industriels. Elle se traduit également par l’arrivée de nouveaux acteurs : les organisations de producteurs (OP).
Le principe d'une organisation de producteurs est de permettre le regroupement de ces derniers pour rééquilibrer les relations commerciales qu’ils entretiennent avec les acteurs économiques de l’aval de la filière. La signature, le 8 novembre, du décret "relatif à la reconnaissance d'organisations de producteurs dans le secteur du sucre pour la betterave sucrière" finalise la reconnaissance officielle de ces structures. Deux OP ont été créées cet été : la Sica des betteraviers d’Étrépagny (Eure) et la Sica Roye déshydratation (Somme), cette dernière résultant d’un changement de statuts d’une structure préexistante.
Ces deux OP veulent renégocier le contrat proposé par Saint Louis Sucre, dont elles critiquent le mode de transparence pour le calcul du prix de la betterave. Autre grief exposé par Benoît Carton, directeur de l’OP d’Étrépagny : si le prix du sucre utilisé comme référence par Saint Louis Sucre (basé sur le prix de vente de l’ensemble des usines de Südzucker) s’établit entre 350 et 410 euros/tonne, ce qui est probable, « alors le partage de la valeur sera encore plus dégradé cette année pour les planteurs que lors des années précédentes, malgré le prix garanti annoncé de 25,70 euros/tonne à 16° pour 70 % des betteraves contractées ».
Les OP d'Etrépagny et de Roye prévoient un transfert de propriété des betteraves, jugé crucial pour peser dans les négociations. Ce n'est pas le choix retenu par une troisième OP destinée aux planteurs livrant Saint Louis Sucre, Avenir Sucre. Pour Dominique Ignaszak et Patrick Legras (représentant des planteurs Coordination rurale de Saint Louis Sucre), initiateurs d'Avenir sucre, le transfert de propriété consitue une menace pour la liberté des planteurs. Ils estiment par ailleurs qu'une OP « doit être purement économique et non dépendre d’un syndicat », dénonçant le lien des deux autres OP avec la CGB.
Un faux procès, selon Benoît Carton : « Notre OP se veut économique et ne fera pas de syndicalisme. Mais compte tenu de la complexité du montage de dossier pour créer une OP, s’adosser à une structure agricole existante est nécessaire. » D’un côté comme de l’autre, on affiche une volonté d’ouverture à l’ensemble des planteurs, en insistant sur la nécessité de jouer collectif en pleine crise sucrière. Il n'y a plus qu'à passer à la pratique : la signature du décret ministériel rend désormais possible la création d'association d'OP.
Des prix du sucre plombés par le marché mondial
On ne pouvait craindre pire scénario pour la fin des quotas. Celle-ci a coïncidé avec un grave épisode de surproduction planétaire en 2017-2018, alimenté par la hausse de la production en Europe, mais aussi — et surtout — en Inde et en Thaïlande.
En moyenne, dans l’Union européenne, le prix sortie usine est passé d’environ 500 €/t en août 2017 a tout juste 310 €/t en décembre 2018, selon l’observatoire de la Commission européenne basé sur les contrats réellement exécutés. Il s’est ensuite maintenu entre 310 et 320 €/t jusqu’à l’été 2019, soit à un niveau bien inférieur au prix de référence communautaire de 404 €/t. Cette valeur, qui n’a pas de définition réglementaire, est considérée comme le niveau en dessous duquel les voyants de la rentabilité de la filière passent au rouge vif. Depuis octobre, les prix mondiaux ont repris quelques couleurs.