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Apports de phosphore sur grandes cultures : un investissement payant ?

Les carences en phosphore dans les cultures ne sont plus rares. Le capital des sols cultivés, jadis très élevé, fond et les apports diminuent. Un redressement est-il payant ? Oui, à condition d’éviter quelques écueils.

Un apport de phosphore est nécessaire sur céréales en dessous d'une teneur de 70 à 90 ppm Olsen. © N. Cornec
Un apport de phosphore est nécessaire sur céréales en dessous d'une teneur de 70 à 90 ppm Olsen.
© N. Cornec

Quand il faut serrer les boulons, faire une impasse sur les apports de phosphore (P2O5) est vite tentant : le poste fertilisation pèse lourd dans les charges opérationnelles. D’ailleurs, la consommation d’engrais minéraux a diminué de 40 % en dix ans. Si à court terme ce choix limite effectivement les factures, il peut être lourd de conséquences et marquer le début d’un cercle vicieux, en réduisant toujours plus les rendements et les marges des cultures. Le phosphore est en effet un facteur limitant du rendement pour quasiment toutes les cultures, même sur des cultures réputées faiblement exigeantes. Une carence du sol en phosphore diminue la capacité d’assimilation de l’azote par la plante. Il réduit la photosynthèse et bloque sa croissance.

Nourrir le sol pour nourrir la plante

« Si aucun apport n’est effectué, les teneurs en P2O5 peuvent être divisées par deux ou trois en dix ans et devenir à risque pour la plupart des productions de l’exploitation. Pour les céréales, le phosphore est largement exporté par les grains », résume Christine Le Souder, ingénieure spécialisée en fertilisation chez Arvalis. En cas de forte carence, il est impossible de retrouver une situation équilibrée rapidement : il faudra compter plusieurs années avant d’y parvenir, avec des effets sur l’ensemble des cultures de la rotation. Le phosphore est peu mobile et peu disponible dans le sol.

« Il faut nourrir le sol pour nourrir la plante, appuie Pierre-Yves Tourlière, responsable développement productions végétales chez Timac Agro France. Le phosphore doit se trouver en permanence dans le sol. Les besoins journaliers des plantes en phosphore sont beaucoup plus faibles que pour l’azote (1 kilo par hectare et par jour contre 8 kilos par hectare et par jour) mais ils sont continus tout au long du cycle végétatif. Une situation de carence est d’autant plus préjudiciable que la fraction du phosphore disponible dans le sol est très faible. L’efficience du phosphore du sol est plafonnée à 15 % contre 80 % pour l’azote. »

L’analyse de terre, étape incontournable du raisonnement 

Le phosphore agissant sur le développement racinaire des plantes, un apport avant le semis, en plein ou en localisé, en particulier quand les teneurs sont faibles, assurera sa disponibilité en début de cycle. « Si l’on veut préserver les rendements, il ne faut surtout pas que le phosphore soit limitant durant les stades juvéniles des cultures », prévient Christine Le Souder. Avant de décider d’une impasse ou d’un apport modulé, le préalable est de réaliser une analyse de terre.

« C’est la base du raisonnement de la fertilisation phosphatée mais c’est une opération trop souvent négligée. Il faut connaître la teneur en P du sol et le niveau d’exigence de la culture pour savoir combien apporter », rappelle Christine Le Souder. Son coût, autour de 100 euros, freine souvent mais il n’est pas nécessaire d’en effectuer tous les ans. « Une analyse tous les quatre à cinq ans est suffisante, notamment autour des valeurs "critiques". Le phosphore est assez peu mobile dans le sol », indique Lionel Jordan-Meille, maître de conférences à Bordeaux Sciences Agro et animateur du groupe de travail PKMg du Comifer.

Une carence en phosphore induit une baisse du rendement

L’analyse de terre se fait généralement après la récolte. « Pour les céréales, une teneur de 70 à 90 ppm Olsen est satisfaisante dans la majorité des situations et ne nécessite pas d’apport. En dessous, il faut apporter », conseille Christine Le Souder. Car même pour les céréales, réputées peu sensibles, une carence en phosphore induit une baisse du rendement. « Une culture dite exigeante est une culture dont le rendement réagit fortement à une carence, ça n’a rien à voir avec des besoins ou un niveau d’exportation», précise ainsi Luc Champolivier, chargé d’étude agronomie chez Terres Inovia.

Pour un blé tendre, le préjudice peut atteindre 10 à 15 quintaux/hectare, ce qui n’est pas rien. Ça « tape » encore plus fort sur les cultures très exigeantes, comme la betterave sucrière ou le colza. Pour la betterave sucrière, les rendements peuvent être amputés de moitié. Quant au colza, les pertes sont estimées entre 3 et 12 quintaux/hectare selon les teneurs du sol. « Les rendements peuvent décrocher très fortement lorsqu’on est en dessous de 30-35 ppm Olsen, précise Luc Champolivier. Pour le colza, nous préconisons un apport à hauteur de 80 à 160 unités par hectare selon l'objectif de rendement et le passé de fertilisation phosphatée) sur les sols à faible teneur en phosphore (40 ppm Olsen, variable selon le type de sol). La localisation des apports est pertinente pour les colzas semés à écartements larges (>40 cm). Celle-ci permet de diminuer l’apport de 30 unités par hectare. » Pour les sols à teneur moyenne (de l'ordre de 40-80 ppm en général), Terres Inovia préconise des apports de 60-70 unités/hectare en plein, réduits de 30 unités en localisé. Avec une précaution : dans ces situations, ne jamais descendre en dessous de 30 unités/hectare.

Une vigilance indispensable en sols de craie

Ce souci est particulièrement vrai pour les sols de craie, au pH naturellement basique (> 8), qui fixent le phosphore et limitent sa disponibilité. Ces sols, riches en carbonates, génèrent des « rétrogradations calciques » et bloquent rapidement le phosphore disponible. « Dans les situations où le pH est supérieur à 8,5, 72 % du phosphore apporté peut être bloqué en seulement trois jours », observe Pierre-Yves Tourlière. En Champagne crayeuse, ces types de sol sont répandus et les situations de carence sont de plus en plus fréquentes : les apports en P2O5 ont diminué de 70 % en vingt ans et les sols s’appauvrissent en phosphore.

« Sur les dix dernières années, les teneurs en phosphore ont baissé de 12 % en Champagne crayeuse », indique Philippe Gérard, responsable du dossier fertilisation chez Vivescia. Au travers d’essais de longue durée conduits dans l’Aube (Maizières La Grande Paroisse) et les Ardennes (Seuil), la coopérative mesure l’impact des apports P et K sur toutes les cultures qui se sont succédé pendant neuf ans. Les résultats ont été présentés au Comifer le 28 octobre dernier : ils mettent en évidence des gains de rendement lié à l’apport de phosphore sur céréales d’hiver entre 15 et 20 quintaux/hectare. L’apport de potasse génère un gain plus faible.

Meilleure résistance aux stress biotiques et abiotiques

Sur le colza, l’effet des apports de phosphore avoisine les 10 quintaux/hectare. L’effet est également très important sur betterave, compris entre 20 tonnes/hectare et 35 tonnes/hectare selon les sites mais également en luzerne. « Cela représente un gain net de 120 euros par hectare et par an à Maizières et 240 euros par hectare à Seuil », relève Philippe Gérard. La conduite de la fertilisation doit s’appuyer également sur des indicateurs comme l’analyse de terre qui permet de mieux apprécier les teneurs de sols. « Ces essais confirment qu’il faut raisonner la fertilisation en phosphore comme un investissement et non comme une charge. Les impasses se traduisent par une baisse des marges et des teneurs des sols. Dans ces essais, quand on investit 100 euros d’engrais par hectare, on a un retour de 150 euros par hectare », souligne Philippe Gérard.

Au-delà d’une perte de rendement lié à une carence, renoncer à la fertilisation en phosphore peut aussi accentuer les effets d’une forte pression de ravageurs ou d’un déficit hydrique et rendre l'utilisation des autres nutriments, dont l'azote, moins efficace. « Une plante non carencée résiste mieux aux stress biotiques et abiotiques », rappelle Lionel Jordan Meille. « Une bonne assimilation du phosphore en début de cycle fait partie des prérequis pour obtenir des colzas robustes », confirme Luc Champolivier. Le phosphore est l'un des moteurs de la croissance des plantes.

 

Le cadmium, un enjeu économique et de santé

La présence de métaux lourds dans les engrais minéraux est connue de longue date. Les teneurs dépendent des gisements, qui en contiennent naturellement. La réglementation européenne fixe le seuil de cadmium à 90 mg/kg P2O5, seuil qui sera abaissé à 60 mg/kg P2O5 en 2022 mais qui autorise un approvisionnement par le Maroc, deuxième producteur mondial et principal fournisseur des industriels français. « L’évolution possible de la réglementation vers des teneurs plus faibles pourrait bouleverser le marché », explique Lionel Jordan-Meille. Une telle orientation favoriserait en effet les gisements, moins riches en cadmium mais aussi plus limités, de la Russie.

Les industriels cherchent des solutions techniques pour diminuer la teneur en cadmium des engrais phosphatés mais celles-ci s’annonceraient plus coûteuses que l’importation de phosphores russes. « Face à un tel scénario, la loi de l’offre et de la demande ne manquera pas de faire monter les prix, ce qui ne devrait pas inciter les agriculteurs à remettre du phosphore », s’inquiète Lionel Jordan-Meille. Mais le cadmium pourrait devenir un enjeu de santé public, en raison de son potentiel cancérogène.

 

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