[Coronavirus Covid-19] Nicolas Bricas, chercheur au Cirad : « Notre système s’est montré résilient, mais… »
Questions à Nicolas Bricas, chercheur et socio-économiste de l’alimentation au Cirad (Unité mixte de recherche « Marchés, organisations, institution et stratégies d’acteurs » (UMR Moisa) et Chaire Unesco Alimentations du Monde)
Questions à Nicolas Bricas, chercheur et socio-économiste de l’alimentation au Cirad (Unité mixte de recherche « Marchés, organisations, institution et stratégies d’acteurs » (UMR Moisa) et Chaire Unesco Alimentations du Monde)
Quels sont les premiers enseignements à tirer de la crise que nous sommes en train de traverser ?
La situation révélée par la crise du Covid-19 est paradoxale. Notre système alimentaire n’a pas subi de pénurie, ni de flambée des prix. Il a tenu la route malgré des difficultés inédites. Pourtant les consommateurs ont peur de manquer, ils ont fait des stocks, et restent inquiets. Depuis des décennies, leurs rapports à l’alimentation se sont distanciés. La distanciation est géographique avec des produits qui viennent de plus loin, économique avec de plus en plus d’intermédiaires, cognitive avec moins de connaissance et de compréhension de l’origine des produits, sociale car les choix s’individualisent, politique avec un système piloté par quelques puissants acteurs économiques. Ces distanciations génèrent des sentiments d’inquiétude, de déprise, et, en réaction, une aspiration à plus de proximité, d’autonomie, de souveraineté, de reterritorialisation de l’alimentation.
Le local est-il une solution ?
Le local est effectivement devenu une valeur refuge. Pour autant, il ne règle pas à lui seul les limites du système alimentaire, largement mises en évidence depuis des années : épuisement des ressources, déforestation, pollutions, changement climatique, effondrement de la biodiversité, forte pression sur les rémunérations et les conditions de travail des travailleurs, iniquité dans la répartition des valeurs ajoutées, nouvelles maladies liées à la consommation d’aliments trop sucrés, gras, salés et transformés. Ce système alimentaire industrialisé a pourtant permis de nourrir une population mondiale en pleine croissance démographique et économique. Mais il n’est pas généralisable et n’est pas durable. Il s’est construit sur la mise en concurrence à l’échelle mondiale d’agricultures visant à réduire le plus possible les coûts de la nourriture sans préoccupations environnementales et sociales. C’est cela qui est contesté. Nous sommes face aujourd’hui à une double urgence : sanitaire et économique. Et le risque est grand de voir abandonnées ces préoccupations pour sauver les entreprises.
Doit-on et peut-on changer de système ?
Cette crise est l’occasion d’accélérer le changement de trajectoire face aux urgences climatique et de la biodiversité. Il ne s’agit pas de tout reprendre à zéro. Des centaines de solutions sont en expérimentation depuis des années, relativement marginales encore, mal connues, peu étudiées et accompagnées par la recherche, peu prises en compte par les politiques. Elles concernent tant les façons de gérer les semences, de fertiliser les sols et entretenir leur caractère vivant indispensable, de lutter contre les ravageurs, de faire face aux aléas climatiques, de transformer, distribuer et consommer autrement pour une alimentation saine, goûteuse, respectueuse de l’environnement et des conditions de travail de celles et ceux qui la fournissent. Face à un modèle industriel qui a favorisé les solutions universelles applicables partout, ces solutions alternatives sont aussi nombreuses que les situations agricoles et alimentaires, adaptées à chaque contexte et valorisant les savoirs et savoir-faire de ceux qui connaissent leurs milieux, leurs produits, leurs consommateurs. Mais soutenir ces alternatives suppose d’importants efforts de formation, de recherche, de politiques de soutien à cette transition, forcément difficiles, et qui remettront en cause certains pouvoirs.