La passion de la bodega, une cornemuse en peau de chèvre
« La Belge occitane », c’est le surnom de Sophie Jacques, une Belge tombée amoureuse de la cornemuse occitane, son histoire, sa culture, sa langue et même sa facture.
Géologue de formation, Sophie Jacques était férue de musique ancienne et jouait de la sacqueboute (l’ancêtre du trombone à coulisse) lorsqu’elle vivait en Belgique. Catapultée en Occitanie, et plus précisément dans le Pays du Quercorb à Chalabre, elle croise un jour la route d’une bodega (prononcée boudègue), « j’ai soufflé dedans et j’ai eu un coup de foudre ». Depuis, elle n’a qu’un objectif : pérenniser sa transmission. « Ici, on dit bodega dans le sud de son aire de jeu, et craba dans le nord, ce qui veut dire chèvre en occitan, explique-t-elle. C’est la cornemuse de la Montagne noire et du Lauragais, c’est un instrument qui a une connotation très forte dans le monde rural. C’était l’instrument des valets de ferme et des bergers qui parfois le fabriquaient eux-mêmes, et quand ils venaient jouer dans les villages, ils n’étaient pas toujours bien accueillis, on les appelait les bouseux. Il a connu son heure de gloire avant la guerre de 1914, puis les campagnes se sont décimées, il y a eu l’arrivée de l’accordéon, et sa pratique a diminué et a bien failli disparaître. Il a fallu des gens pour la faire revivre. »
Justement, c’est sans compter sur la ténacité de cette passionnée qui en a d’ailleurs fait l’objet d’un documentaire traduit en six langues. La cornemuse, jouée à travers l’Europe, compte plus d’une vingtaine d’instruments différents, en peau de chèvre, de mouton et parfois même en vessie de porc ! À l’époque de son coup de foudre, Sophie compte seulement douze joueurs de bodega en Occitanie, l’instrument n’est pas enseigné et difficile à obtenir. « J’ai téléphoné au conservatoire occitan de Toulouse pour en acheter une, ils m’ont répondu qu’il y avait trois ans de délais », raconte cette obstinée qui a bien sûr dégoté une craba, mais qui plus est l’a étudiée seule ! « J’ai tellement souffert d’apprendre seule, à devenir rouge de ne pas savoir comment la régler, que j’ai décidé d’en faire mon métier, d’en transmettre la pratique. Un jour, mon mari a acheté un tour et m’a dit : "Maintenant, donne-moi les mesures !" » Le couple parvient ainsi à réaliser le projet fou d’être facteur de bodega.
La confection en duo
Installé dans un atelier attenant à leur maison, le couple se procure des peaux de chèvre pelées « comme des lapins, puis retournées, le poil à l’intérieur. Le cuir de la chèvre est de meilleure qualité que le mouton, il faut de la souplesse et de l’étanchéité », détaille Sophie. La peau va ensuite prendre un bain de saumure de quelques heures, puis sécher bourrée de paille plusieurs semaines. Des bouchons de bois vont fermer les ouvertures des pattes, un postarel (rond de bois) va remplacer l’ouverture de la queue et celle de la tête va accueillir le tuyau mélodique. « J’ai connu un berger qui gardait les quatre pattes, c’est un monde plein de savoir-faire qui risque de se perdre », confie-t-elle. Ensuite, la poitrine est percée pour y installer le buffet qui permettra de gonfler la peau. Un second trou va accueillir le bourdon, un long tuyau qui produit un son continu, « plus le tuyau est long plus le son est grave ».
Couper le bois en lune descendante
Pour la confection du reste de l’instrument, il faut du buis et du roseau que le couple ramasse en lune descendante. « Nous croyons aux influences de la Lune, les anciens faisaient comme ça », racontent-ils. D’abord du buis pour tous les éléments précédemment cités, que le couple laisse sécher pendant sept ans. Son mari, Nicolas Serano, le débite ensuite à la scie à ruban et lui donne sa forme cylindrique six mois après. « On dit que le buis pousse d’un centimètre par an, sa croissance est très lente. Le bois bouge tout le temps, le faire en plusieurs étapes permet de rattraper ce qui bouge », explique-t-il. Il réalise ensuite les perces (l’intérieur) avec un tour à métaux, puis Sophie tourne les extérieurs sur son tour à bois. Il faut ensuite faire les anches en roseau et réaliser le montage de tous ces éléments avec la peau. Ce travail de bénédictin permet au couple de réaliser trois à quatre bodegas par an.
La transmission avant tout
Sophie Jacques a ouvert une école associative à Villardonnel (Aude) dans la Montagne noire et a également passé un diplôme d’État exprès pour pouvoir enseigner l’instrument au conservatoire de musique de Carcassonne « afin d’en pérenniser la transmission et permettre au jeune public de s’approprier cet instrument patrimonial », précise-t-elle. Sophie compte à présent plus de 70 joueurs de bodega en Occitanie. « Cet instrument a pris beaucoup de place dans ma vie. Je me plais à pérenniser un instrument qui porte une culture, raconte Sophie qui a mêmement créé le groupe Bodégam Bal composé de quatre musiciens. Nous répondons à beaucoup de demandes pour des fêtes locales. C’est un instrument qui rassemble toujours et qui prend sa place parce qu’il le mérite. »