Le mythe du bœuf d’herbe argentin écorné
La belle image de la viande d’Argentine produite à l’herbe est en partie faussée dans la mesure où si le naissage des bovins se déroule effectivement dans de vastes prairies, leur finition a de plus en plus souvent lieu en feedlot.
La belle image de la viande d’Argentine produite à l’herbe est en partie faussée dans la mesure où si le naissage des bovins se déroule effectivement dans de vastes prairies, leur finition a de plus en plus souvent lieu en feedlot.
Cassons le mythe, puisque les Argentins eux-mêmes nous demandent de le faire. Le fameux bœuf argentin, réputé être produit 100 % à l’herbe, provient en réalité le plus souvent d’animaux certes nés dans d’immenses prairies, mais finis dans des parcs et engraissés essentiellement avec du maïs, comme (presque) partout ailleurs dans le monde. Aussi bien les bouvillons abattus très jeunes qui sont destinés au marché intérieur, que les catégories plus lourdes dont la viande est exportée, terminent leurs jours dans un feedlot, selon le terme consacré en Argentine pour désigner un parc d’engraissement.
Même le bœuf vendu en Europe dans le cadre du contingent Hilton, provient très rarement d’animaux « strictement nourris à l’herbe, et ce depuis le sevrage jusqu’à l’abattage » comme l’exige pourtant l’accord signé dans un hôtel de la célèbre enseigne située à Tokyo, en 1979.
Retournement des prairies d’embouche
Depuis la fin du XXe siècle, bien des choses ont changé en Amérique du Sud. Avec le développement du soja et du maïs, « plus personne ne consacre à l’engraissement à l’herbe des hectares où il est possible de récolter 12 tonnes de maïs grain ou 4 tonnes de soja. On a perdu 15 millions d’hectares de prairie en 20 ans », explique Juan Carlos Eiras, propriétaire de deux parcs d’engraissement et président de la chambre argentine des feedlots (CAF).
Il y a, certes, les îles du fleuve Paraná, inondables donc non mécanisables, où les bouvillons sont portés jusqu’à leur poids d’abattage uniquement avec de l’herbe. « Mais ces îles ne fournissent pas les 30 000 tonnes du quota ! », s’exclame tout sourire Juan-Carlos Eiras, pas du tout gêné d’admettre la réalité au risque d’écorner l’image du produit roi de l’Agriculture argentine. Bien au contraire, il souhaiterait que les autorités européennes modifient la règle du contingent Hilton pour reconnaître la qualité de la viande issue de parcs comme les siens, à l’instar de la réglementation du contingent 481.
Contrairement au Hilton, le quota 481 n’exige pas une viande produite à l’herbe, mais au contraire à base d’une alimentation énergétique à base de grains, et menée en espace confiné. Du sur-mesure pour les Argentins.
Trois à quatre mois en feedlot
« Même l’administrateur européen du contingent Hilton, un Italien dont j’ai oublié le nom, sait parfaitement qu’il s’agit de viande d’animaux finis aux grains ! Mais attention, avertit Juan Carlos Eiras, un feedlot en Argentine n’est pas similaire à un feedlot aux États-Unis. Nos animaux naissent en prairie, puis sont allaités à l’herbe avec leurs mères. Une fois sevrés, ils sont ensuite 'repoussés', toujours en pâtures jusqu’à atteindre l’âge de 14 à 16 mois. Ce n’est qu’ensuite qu’ils intègrent les feedlots. Cela correspond seulement aux trois à quatre derniers mois de leur vie." Désormais, la plupart des bovins des catégories les plus prisées par les abattoirs (génisses et bouvillons de 300 à 380 kg vifs plutôt destinés au marché intérieur et bouvillons lourds de 440 à 550 kg vifs, plutôt destinés à l’export) sont finis en parc. « Seules les vaches de réforme n’entrent pas dans nos enclos », précise Juan Carlos Eiras.
Et de souligner que c’est différent aux États-Unis, où « l’engraissement en feedlot est plus précoce mais également plus long ».
Signe des temps, la législation relative aux parcs d’engraissement vient d’être renforcée par décret. Le Senasa (1) exige depuis l’an dernier que l’infrastructure des parcs (enclos, abreuvoirs…) soit fixe et d’un périmètre limité. Un suivi sanitaire et la tenue d’un registre des produits vétérinaires sont imposés. Enfin, tous les parcs sont géo-référencés. « Être régulé va dans notre intérêt, affirme Juan Carlo Eiras. C’est la condition de départ pour être inspecté par des organismes agréés à l’étranger et donc pour exporter du bœuf en bonne et due forme. »
Des génisses à 2,30 euros du kilo carcasse
La réglementation argentine sur le transport du bétail pour l’instant peu contraignante pourrait être amenée à évoluer.
Conditions de transport perfectibles
« Dans notre pays fédéral, ce sont les provinces (régions) et les municipalités qui fixent les règles de respect de l’environnement et du bien-être animal, explique Solange Preusse, responsable des audits de la chambre argentine des feedlots (CAF). Soit ces autorités locales n’exigent rien, soit elles considèrent les parcs d’engraissement comme une activité industrielle avec de nombreuses restrictions. Nous voguons entre deux extrêmes », résume-t-elle. La CAF a établi un manuel de bonnes pratiques et propose aux engraisseurs un contrôle facultatif de leur parc. « Certains ont souscrit à notre démarche à la demande d’un client à qui des importateurs exigeaient un sceau local de bien-être animal », dit-elle. Elle avoue que le transport routier des bovins en Argentine, est parfois réalisé sur de très longue distance compte tenu de la dimension du pays et n’est pas en phase avec la réglementation européenne. Elle admet aussi que le contrôle du suivi sanitaire laisse à désirer, en évoquant l’immensité du territoire argentin. À propos de la gestion des effluents dans les feedlots, tous à ciel ouvert, Solange Preusse assure que la croûte formée par le piétinement du bétail finit par devenir imperméable et éviterait ainsi la contamination des nappes phréatiques (!)… à condition d’être entretenue. « De toute façon, l’intérêt des engraisseurs est d’éviter qu’il y ait de la boue. Et inutile de leur reprocher leurs pratiques, si on ne leur exige rien », souligne-t-elle.
M. -H. A.
Dépréciation du peso, un effet bœuf à l’export
Fin 2017, les exportateurs de bœufs d’Argentine avaient un problème : « notre coût du kilo carcasse était le plus cher du Mercosur, à près de 3 euros », raconte Daniel Urcia, membre de la Fédération des industries frigorifiques régionales d’Argentine. La solution est venue d’en haut avec une dévaluation brutale comme sait les couver le secteur bancaire argentin, tous les cinq, six ans depuis un siècle. Pour les abattoirs agréés à l’export, qui facturent en dollar ou en euro, cette dévaluation a immédiatement eu un impact bénéfique sur la compétitivité. Résultat : le volume des exportations argentines, après avoir touché le fond à 200 000 tonnes en 2015, sont remontées à 310 000 tonnes en 2017 puis ont légèrement franchi le cap des 500 000 tonnes l’an dernier. « Notre chance a été l’ouverture du marché chinois. Il représente aujourd’hui la moitié du volume de nos exportations de bœuf », estime Javier Martínez del Valle, de l’association argentine des éleveurs d’Angus.