Je, tu, ils, elles…travaillent pour vous, nous… nourrir
L’organisation du travail en agriculture a connu en vingt ans un bouleversement sociologique profond. Et selon les experts, ce n’est que le début. Entre capital, attractivité, économie, vivabilité…Durant deux jours, les acteurs de l’Idèle, de VetagroSup et de Trame, réunis à Clermont-Ferrand ont livré des pistes d’analyses et de progrès.
L’objectif du Réseau Mixte Technologique Travail en agriculture, piloté par l’Idèle et à l’origine des rencontres nationales « Travail en agriculture », organisées les 8 et 9 novembre à Clermont-Ferrand est d’accompagner les actifs du monde agricole vers des métiers plus vivables, durables socialement, conciliant bien-être des travailleurs et capacité à se transformer. Quatre axes guident leurs travaux : les transformations du travail en agriculture : les comprendre pour favoriser l’attractivité des activités agricoles dans la société ; les organisations collectives de travail dans les territoires : fonctionnement, gouvernance et renouvellement des générations ; la qualité de vie au travail, la santé physique et psychique, le rôle des nouvelles technologies ; et la prise en compte du travail dans l’accompagnement et la formation : outils et méthodes pour les enseignants et les conseillers, mutualisation et mise en synergie de pratiques pédagogiques et de conseil. Le réseau rassemble cinquante partenaires du développement, de l’enseignement et de la recherche.
Attractivité du métier
Si leur champ d’investigation est relativement vaste, et les recettes du succès pas forcément duplicables, force est de constater que la question du travail en agriculture, jusqu’il y a peu assez évidente, tant la main d’œuvre satellitaire était nombreuse, est aujourd’hui interrogée au regard de chiffres implacables. « 20 % des exploitations agricoles ont disparu en dix ans, les équivalents temps plein (ETP) ayant le statut d’aides familiaux ont reculé de 38 %, les ETP exploitants ont baissé de 12 %, tandis que le salariat permanent non familial a progressé de 8 %, en raison du recours massif de salariés d’ETA (entreprises de travaux agricoles) qui a bondi de 26 % et de Cuma : +32 % », relève Benoît Dedieu, directeur de recherche à l’Inrae. Et ce n’est qu’un début, puisque le nombre de salariés va probablement continuer à augmenter. À l’échelle des chefs d’exploitation, plusieurs phénomènes s’entremêlent, rendant l’attractivité des métiers plus complexe. « L’agribashing, la pression sur l’écologisation des pratiques… », égraine le chercheur pour qui au final, « l’agriculture du milieu », entre micro-ferme et méga-ferme est finalement assez méconnue des concitoyens alors même qu’elle est la forme dominante du moins en France.
3 % de la population active
À l’aune du défi de la souveraineté alimentaire, vient la question fondamentale de comment, et surtout grâce à qui produire dans un contexte sociologique bouleversé. « Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, les pays du nord ont choisi de développer l’agriculture par l’agrandissement et la mécanisation. Si bien qu’aujourd’hui, en France, le secteur agricole ne représente plus que 3 % de la population active, quand c’est encore 70 % en Ouganda ou au Kenya. Le Nord a clairement trouvé une substitution du capital au travail. Certains chercheurs¹ alertent sur le péril d’une agriculture sans agriculteurs, alimentée par des fonds d’investissements, des financiers… C’est un scénario un peu extrême, car nous pourrons difficilement aller vers une agriculture 100 % industrielle, mais cette agriculture de firme est une tendance à ne pas occulter ». Au Brésil, ce modèle est déjà une réalité avec des fonds de pensions qui financent l’intensification des productions de soja, les feed-lots de bétails tournés vers l’exportation… au prix d’une déforestation galopante.
Travailler pour vivre, et non pas vivre pour travailler
La révolution numérique va sans aucun doute accélérer les mutations, changer les pratiques, tandis que l’approche de la carrière va évoluer elle aussi. « Certains exploitants le sont encore aujourd’hui, mais demain rien de moins sûr, la carrière à vie n’est plus la règle », témoigne Pascale Croc, vice-présidente de Trame. Reste que le nerf de la guerre tient dans la rentabilité, corrélée à une quête de sens de plus en plus recherchée, et d’une envie d’avoir des loisirs de temps à autres, comme ses amis, ses voisins... « Nous pouvons imaginer une coexistence entre plusieurs modèles. Des innovations peuvent être source de résilience. Mais tant que nous n’offrirons pas aux agriculteurs un modèle économique viable avec des prix équitables, il restera compliqué de répondre aux multiples enjeux », estime Benoît Dedieu.
Lourde charge mentale
Des enjeux de plus en plus multiples, qui demandent souvent une agilité de tous les instants, et peut mettre sur la brèche les plus solides des profils. Les chantiers, la météo, les tâches administratives, la transformation, la commercialisation... L’exploitant agricole d’aujourd’hui, chef d’entreprise ultra-polyvalent, tantôt agronome, tantôt mécanicien, souvent gestionnaire, doit avoir la tête bien faite, au risque qu’elle ne soit trop encombrée. Cette « charge mentale » permanente n’est pas anodine. S’il ne mène pas toujours aux pires extrémités, le surmenage reste rarement sans conséquences sur le quotidien. Quand on ne ramène pas ses problèmes à la maison, ce sont les relations avec les associés ou les voisins qui se dégradent. Les résultats de l’exploitation peuvent en être également impactés, aggravant davantage la situation. Pour Gilbert Guignand, président de la Chambre d’Agriculture d’Auvergne Rhône-Alpes et secrétaire général adjoint de l’APCA en charge de la commission économie-entreprises, les aspects réglementaires – notamment chez les exploitants seuls et isolés –, demeurent une des principales raisons de l’alourdissement de la charge mentale chez les agriculteurs. Les Chambres d’Agriculture et la Mutualité Sociale Agricole ont renforcé leurs actions en créant les cellules Réagir. La MSA gère l’aspect social, les Chambres assurent l’accompagnement économique et technique des exploitations pour identifier les difficultés. « Il faut être prêt à revoir ses pratiques, son organisation de travail, se remettre en question. Savoir pourquoi on en est arrivé là permet de corriger le tir ».
1. Il s’agit notamment de François Purseigle et Bertrand Hervieu. Le dernier ouvrage vient de paraître aux éditions SciencesPo Les Presses : « Une agriculture sans agriculteur. La révolution indicible »