Le lobby de la viande cellulaire en embuscade
Pendant que les animalistes préparent l’opinion à ne plus manger de viande, des financiers investissent dans des produits de substitution. Collusion d’intérêts ou coïncidence ?
Pendant que les animalistes préparent l’opinion à ne plus manger de viande, des financiers investissent dans des produits de substitution. Collusion d’intérêts ou coïncidence ?
Et si le mouvement végan était de mèche avec une partie du monde financier le plus féroce pour faire s’effondrer le marché de la viande ? C’est l’hypothèse soulevée par des étudiants de l’École de guerre économique (EGE), dans une étude publiée en juillet 2018 (1). Ils ont notamment décortiqué l’activisme financier d’un milliardaire britannique philanthrope et végétarien, Jérémy Coller, qui constitue à leurs yeux « une menace systémique pour la filière viande de par le monde." À la tête d’un fonds de pension et d’une fondation, il a lancé en 2015 l’initiative FAIRR (Farm Animal Investment Risk and Return Initiative/Initiative relative au risque et à la rentabilité des investissements dans l’élevage). Sa mission est de mettre en garde les investisseurs sur les risques élevés qu’il y aurait à financer des entreprises liées à l’élevage industriel. Il leur fait miroiter les opportunités à saisir sur le marché des protéines végétales et de la viande de synthèse. Pas de militantisme spectaculaire, mais « la volonté de changer le système grâce aux investisseurs », dévoilait-il en 2016.
L’industrie agroalimentaire a « amorcé le changement sociétal »
Cette année-là, l’initiative FAIRR associée à de gros investisseurs de la planète, a envoyé une lettre ouverte aux plus importants groupes mondiaux de l’agroalimentaire et de la distribution alimentaire pour les enjoindre de trouver des alternatives à la viande en raison des risques qu’elle ferait courir à la planète. Cette stratégie d’influence semble porter ses fruits sur des poids lourds américains de l’industrie de la viande (Tyson, Cargill), mais aussi européens. Par exemple, le français Avril investit sur les alternatives végétales (projet de recherche Plant meat matters avec Unilever en 2017, usine de canola à Dieppe avec DSM annoncée en juillet 2019). L’Allemand PHW mise sur la viande cellulaire (Supermeat en Israël) et sur les substituts végétaux à la viande (Beyond meat), à l’œuf (Just Egg) et au thon (Good Catch). Depuis 2014 et l’apparition du premier steak in vitro aux Pays-Bas, une trentaine de ces start-up de la Foodtech se sont créées essentiellement aux USA, Israël et Pays-Bas. Pour séduire le mangeur de viande, il s’agit de retrouver une "expérience gustative" proche de l’original. Des entreprises agroalimentaires et des investisseurs, comme Jérémy Coller, ou issus des secteurs de la nouvelle économie numérique (Facebook, Amazon, Google…), ont « déjà amorcé ce changement sociétal de grande envergure en investissant de plus en plus dans ces protéines de substitution », affirment les étudiants de l’EGE. Dans une étude parue en juillet 2019, le cabinet de conseil en management AT Kearney prédit une « disruption de l’industrie de la viande ». Bien que le marché mondial augmente de 3 % par an, il estime que la viande conventionnelle aura baissé de 33 % en 2040, et n’occupera plus que 40 % du marché de la « viande ». Le reste sera fourni à 25 % par des substituts végans et à 35 % par de la viande cellulaire qui pour l’instant ne comprend aucun produit en vente.
La viande cellulaire, étape ultime de l’industrialisation de l’élevage
« Le jour où les alternatives seront prêtes, industrialisées et donc accessibles économiquement, le marché de la viande risque de s’effondrer en très peu de temps, ajoutent les futurs experts en intelligence économique. « Les esprits seront prêts, les produits de substitution aussi. » Pour préparer l’opinion à accepter ces nouveaux aliments, il faut trouver des alliés. Les étudiants de l’EGE avancent que « Jérémy Coller a noué un partenariat avec des ONG welfaristes (CIWF, World animal protection) qui ont des réseaux globaux, qui sont présentes au plus haut niveau dans l’environnement institutionnel et politique et sont référentes parmi leurs pairs […]. Ces partenaires établissent les normes et standards qui deviendront des solutions techniques apportées aux entreprises qu’il a préalablement sollicitées. » Pour sa part, Jocelyne Porcher est persuadée d’une collusion d’intérêts entre le monde de la Foodtech et celui des abolitionnistes pour imposer une agriculture sans élevage. Elle développe cette thèse dans son dernier livre Cause animale, cause du capital, paru en septembre 2019 (1). Selon elle, la viande cellulaire procède de la même démarche d’appropriation capitalistique des animaux que le fit l’élevage industriel au XXe siècle, et ce avec la complicité tacite des welfaristes. En martelant que l’élevage n’est que violence et souffrance, les activistes cherchent à provoquer le dégoût physique et moral de la vraie viande et à imposer la viande cellulaire comme seule alternative. La chercheuse de l’Inra milite pour une troisième voie, celle d’un élevage non industriel et éthique plus respectueux de l’animal.
La filière viande « doit sortir du vide stratégique »
Ces propos résonnent étrangement à la lecture d’Axelle Playoust-Broure dans les Cahiers antispécistes (n° 42-mai 2019). Pour elle, « la biotechnologie de la viande cellulaire semble avoir le potentiel nécessaire pour faire basculer le paradigme alimentaire mondial vers un modèle plus rationnel, moins violent et pour faciliter la diffusion de l’antispécisme. » Avant de parvenir à un monde sans élevage, il est stratégiquement opportun de « garder la viande (NDLR : de synthèse) pour mieux se débarrasser du meurtre (NDLR : des animaux non humains). » Ces perspectives sont-elles exagérées ? Peut-être. En tout cas, il ne faudrait pas les balayer d’un revers de la main estime l’École de guerre économique (EGE) : « il s’agit potentiellement d’un changement de modèle complet où de nouvelles règles sont écrites par d’autres, où les produits seront différents. C’est probablement en ce sens que la filière viande France doit sortir du vide stratégique qui est le sien. » Elle ne « peut plus se cantonner à l’extinction des incendies allumés par L214 et ses pairs, martèlent-ils. Elle a déjà perdu la bataille de l’information. Elle doit vite se renforcer pour acquérir une puissance de frappe, une profondeur de champ d’analyse […] et établir une stratégie de moyen long terme pour la sauvegarde de ses terres et de ses animaux d’élevage. » L’EGE appelle aussi l’État à inclure l’agroalimentaire dans les secteurs clés à protéger. Un homme averti en vaut deux.
(2) Éditions le Bord de l’eau - www.editionsbdl.com