Le commerce équitable s’installe dans le paysage céréalier français
Le commerce équitable ne concerne plus seulement les échanges Nord-Sud. En France, des filières se mettent en place avec l’objectif d’une juste rémunération des producteurs.
Le commerce équitable ne concerne plus seulement les échanges Nord-Sud. En France, des filières se mettent en place avec l’objectif d’une juste rémunération des producteurs.
Le commerce équitable n’est plus synonyme de soutien à des petits producteurs de café ou de cacao situés à l’autre bout de la planète. Depuis quelques années, ce type de filière prend racine en France, tiré par la demande croissante de consommateurs soucieux de voir les agriculteurs rémunérés au juste prix.
Sur leur exploitation vendéenne de polyculture élevage (bovin et porcin) convertie au bio, Frank et Grégory Bluteau cultivent 230 hectares de grandes cultures. Chaque année, ils commercialisent 50 tonnes de blé auprès de la Cavac via la filière Agri-Éthique. Celle-ci leur garantit un prix de base de 500 euros la tonne (180 €/t pour le blé conventionnel), calculé à partir du coût de production moyen des céréaliers bio de la coopérative auquel s’ajoute une marge négociée avec tous les intervenants de la filière.
Un contrat sur cinq ans les lie pour ce volume à la Cavac, elle-même engagée dans un contrat pluriannuel encadrant les volumes et les prix avec des meuniers. Et ceux-ci sont liés de la même façon avec des industriels et des boulangers. « L’engagement porte sur un volume, limité à 50 % de notre potentiel de production, les rendements en bio étant très variables, précise Franck Bluteau. Mais ce contrat permet de sécuriser la moitié de nos débouchés en blé, avec des prix corrects, une visibilité sur cinq ans et la fierté d’appartenir à une filière régionale éthique. »
Des prix déconnectés des cours mondiaux
Franck Bluteau est l’un des initiateurs de la démarche Agri-Éthique, créée en 2013 par la Cavac. Le principal objectif était alors de sécuriser le revenu des producteurs grâce à un prix basé sur les coûts de production, et déconnecté des soubresauts des cours mondiaux. « Le plus dur au début était de trouver un débouché rémunérateur, confie l’agriculteur. Mais, petit à petit, on a découvert que l’on pouvait appeler ça du commerce équitable. »
Il a fallu attendre 2014 pour que la loi définisse ce terme dans le cadre de relations franco-françaises (voir encadré). Depuis, les initiatives de commerce équitable origine France se sont multipliées, bénéficiant aujourd’hui à 8 000 agriculteurs. Les céréales transformées (boulangerie et viennoiserie) totalisent 53 % des ventes des produits sur ce marché.
Des labels et des marques pour baliser le terrain
Trois labels coexistent actuellement pour les produits d’origine française : Biopartenaire, Fair For Life (tous deux exclusivement bio) et Agri-Éthique (en conventionnel et en bio). À ces labels s’ajoutent les marques Ensemble (Biocoop), et Paysans d’ici (Ethiquable), reconnues elles aussi par Commerce équitable France, le collectif représentant les acteurs de ce secteur.
Il n’existe pas de label public comme c’est le cas en bio avec AB. Les labels, privés, reposent sur un cahier des charges et des contrôles externes, ce qui les différencie des marques, non labellisées. Ces dernières doivent toutefois respecter les critères définis par la réglementation française pour afficher le terme « équitable » sur les étiquettes.
D’autres marques d’associations de consommateurs ou de distributeurs revendiquent des prix justes pour les agriculteurs (C’est qui le Patron ? !, marques de supermarchés ou de coopératives…), sans forcément respecter tous les critères du commerce équitable. Pour les transformateurs, ce partenariat conjugue gain de temps aux achats et accès à un segment de marché en pleine croissance. Consommateurs et distributeurs sont en effet de plus en plus gourmands de produits français transparents et plus équitables.
« Les distributeurs sont sensibles à la démarche commerce équitable. »
De quoi satisfaire Hervé Corbin, directeur de la Crêperie Jarnoux, dans les Côtes-d’Armor, et utilisateur de blé tendre et blé noir Agri-Éthique : « Nous ne sommes plus dépendants des cours mondiaux. Les prix du blé sont parfois supérieurs à ceux du marché mais pas toujours. Et les distributeurs sont sensibles à la démarche commerce équitable. »
Dans ce paysage, Agri-Éthique fait figure de leader. Cette filière, qui s’est structurée en label en 2018, regroupe désormais 1 300 producteurs, 19 moulins, 9 industriels et 615 boulangers, pour un volume de blé commercialisé « équitable » de 70 000 tonnes en 2019. Agri-Éthique a également investi le créneau des œufs, du lait et de la viande, et représente près de 60 % des ventes en commerce équitable origine France.
Priorité aux prix rémunérateurs pour les producteurs
L’une des spécificités du commerce équitable est la priorité donnée aux organisations de producteurs et à l’engagement sur des prix rémunérateurs. « Avec un prix fixe sur plusieurs années, on peut parfois y perdre, mais on se protège de prix très bas », estime Franck Bluteau. Cet horizon dégagé permet dans certains cas de conserver une diversité dans l’assolement. « Le commerce équitable a été un facteur clé dans le maintien des légumes secs dans notre assolement, à une époque où ces cultures ont été abandonnées par la PAC », relate Céline Peloquin, agricultrice de la Ferme de Chassagne, en Charente, et qui travaille avec Ethiquable et Biocoop.
En sécurisant les systèmes (et donc les investissements), le commerce équitable conduit aussi à un effet cliquet dans les efforts environnementaux : « Au début, la démarche était pragmatique et économique, pas environnementale, explique Frank Bluteau, d’Agri-Éthique. Mais lorsque l’on met en place des indicateurs environnementaux, on a envie de progresser en permanence. » Équitable ne signifie pas nécessairement bio, mais les deux démarches sont souvent liées : près de la moitié des produits français estampillés commerce équitable sont aussi certifiés bio.
Les ventes des filières françaises de commerce équitable ont fortement progressé
Évolution des ventes de produits issus du commerce équitable entre 2013 et 2018
Depuis 2014, la loi sur l’Économie sociale et solidaire (ESS) fixe le cadre légal du commerce équitable en France. Selon cette loi, le commerce équitable impose les éléments suivants :
- Des producteurs organisés dans des structures démocratiques.
- Un engagement commercial d’au moins trois ans.
- Des prix rémunérateurs basés sur les coûts de production avec des négociations équilibrées.
- Un engagement de l’acheteur sur un montant supplémentaire pour financer des projets collectifs.
- Une traçabilité.
- Une sensibilisation et une éducation des consommateurs à propos des critères sociaux et environnementaux.
Avis d'expert : Louis-Marie Bellot, PDG des Minoteries, Deux-Sèvres, 90 000 tonnes de blé écrasées par an
« La farine équitable est pour nous un gage de pérennité »
« En 2017, les agriculteurs étaient dans la rue car ils n’arrivaient pas à vivre de leur travail. Certains m’appelaient et recherchaient des filières plus rémunératrices. J'ai alors contacté 'C’est qui le Patron ? !', marque défendant une juste rémunération des producteurs. Les échanges ont abouti au lancement d’une farine dont les caractéristiques ont été fixées par les consommateurs via un questionnaire en ligne, incluant notamment une rémunération de 205 euros/tonne pour le producteur pour un blé cultivé et écrasé en France, avec un sachet papier 1 kg et un prix de 1,36 euro le kilo. Les Minoteries Bellot sont alors devenues le fournisseur exclusif de la marque pour la farine.
Pour garantir que le blé soit rémunérateur pour le producteur, nous nous sommes tournés vers Agri-Éthique, un label reconnu de commerce équitable. Nous nous sommes inscrits dans la démarche avec la coopérative Cavac pour un engagement de 1 000 tonnes par an. Depuis mars 2019, près de 100 000 sachets de farine 'C’est qui le Patron ? !' ont été commercialisées par notre minoterie en grande distribution. Un atelier d’ensachage a été créé pour conditionner la farine et développer le sachet 1 kg. Les Minoteries Bellot vendent de la farine Agri-Éthique à d’autres industriels. Et, dès 2020, nous proposerons de la farine Agri-Éthique aux boulangeries artisanales. Les perspectives sont intéressantes et cette farine équitable est pour nous un gage de pérennité, car, sans agriculteurs, notre activité n’existerait pas. »
« Travailler à livre ouvert entre agriculteurs, meunier et boulanger »
Entre la boulangerie de Belledonne, les Moulins Bourgeois et une poignée d’agriculteurs d’Île-de-France, le label Biopartenaire ouvre les portes et recrée du lien.
« Vous vous rendez compte ? Notre blé est contractualisé pour cinq ans, avec un prix minimum garanti dont on sait qu’il nous permettra de vivre décemment. Notre seul souci aujourd’hui est de produire et de continuer à progresser ! » Dans la morosité ambiante, l’enthousiasme d’Éric Gobard, producteur bio en grandes cultures à Aulnoy, dans le nord de la Seine-et-Marne, détonne. Il fait partie du groupe de quatre agriculteurs bio engagés depuis un an dans la démarche Biopartenaire avec les Moulins Bourgeois, situés à une trentaine de kilomètres de là, à Verdelot. La farine produite à partir du blé des 200 hectares contractualisés (environ la moitié de la sole totale de blé des agriculteurs) finira dans le pain de la boulangerie Belledonne, dans le Val-de-Marne.
Avec des cours du blé tendre bio actuellement autour de 520 euros la tonne, Éric Gobard sait qu’il bénéficie de conditions très favorables. « Mais si les prix du blé bio redescendent aux alentours de 420 euros, cela redeviendra difficile… » Un risque est écarté pour les cinq ans à venir : le contrat signé avec les Moulins Bourgeois prévoit un prix minimum de 475 euros/tonne, basé sur les coûts de production des agriculteurs.
Un partenariat avec de nombreux avantages
Luc Peinturier est responsable de la filière bio de cette meunerie familiale qui écrase annuellement 80 000 tonnes de blé, dont 9 000 tonnes de bio, et dont la clientèle est exclusivement composée d’artisans boulangers. Pour lui, ce partenariat a de nombreux avantages. « Après la moisson, nous fixons le prix de la récolte à partir du cours de La Dépêche-Petit Meunier, auquel on ajoute une prime, explique-t-il. Quand on se voit, ce n’est pas pour discuter prix mais projet, qualité… »
La transparence permet ainsi à chacun de se recentrer sur son travail plutôt que sur la négociation. « Nous travaillons à livre ouvert avec le meunier et le boulanger, c’est extraordinaire ! », se réjouit Éric Gobard. Les 800 tonnes de blé Biopartenaire représentent une part minime de l’activité des Moulins Bourgeois mais « cela s’inscrit dans une démarche globale de filières qualité, et nous permet de maîtriser les mécanismes du commerce équitable, que nous développons aussi avec Biocoop », souligne Luc Peinturier.
Les rencontres régulières chez les différents acteurs, au moulin, au fournil ou au champ, permettent de mieux comprendre les métiers de chacun. Et, pour Éric Gobard, ce type de démarche est une condition de survie. « Nous savons que l’on peut faire du bio à quatre fois moins cher à l’autre bout du monde. Pour sécuriser l’agriculture biologique locale, il nous faut un label qui explique d’où vient le produit. »
Avis d'expert : Claire Touret, déléguée générale de Biopartenaire
« Biopartenaire veut développer la bio autour d’un projet porté par les différents acteurs »
"Pour notre association, l’agriculture biologique et le commerce équitable sont étroitement liés. Tout est parti de filières internationales, avec des entreprises désireuses de permettre à des groupements de producteurs du Sud de se convertir au bio. L’objectif était de construire sur le long terme, en apportant des garanties aux producteurs à travers des prix justes et une protection de leur environnement de travail. Certaines de ces entreprises travaillaient aussi avec des producteurs en France, et ont souhaité consolider leurs relations avec eux de la même manière.
Les premières filières françaises Biopartenaire ont vu le jour en 2008. Au début des années 2000, la filière bio en France était en pleine structuration et certains paliers de croissance ont été difficiles à passer. La démarche Biopartenaire était un moyen de développer la bio autour d’un projet commun porté par les différents acteurs. Les organisations de producteurs ont été invitées à participer à la gouvernance du label et à l’élaboration du cahier des charges. En structurant ce dialogue, nous voulons éviter que l’agriculture biologique tombe dans les travers de certaines organisations de marché basées sur le rapport de force, avec des intérêts parfois divergents. »