Fibres chimiques ou physiques
Halte aux idées reçues sur la fibrosité des rations
Rechercher des fibres digestibles plutôt que piquantes… La notion de fibrosité telle que nous l’avons apprise à l’école est-elle encore d’actualité ? Qu’entend-on exactement par fibres ? Faisons le point avec trois experts.
Rechercher des fibres digestibles plutôt que piquantes… La notion de fibrosité telle que nous l’avons apprise à l’école est-elle encore d’actualité ? Qu’entend-on exactement par fibres ? Faisons le point avec trois experts.
Classiquement, quand on pense fibres, on pense fibres qui grattent et brins longs. Or, cette approche se montre trop restrictive. La fibrosité ne se mesure pas seulement à l’œil nu. « On distingue en fait deux types de fibres, chacune dotée d’une fonction propre, expliquait Francis Enjalbert, de l’Ecole vétérinaire de Toulouse. La fibre chimique d’abord, qui conditionne en partie la valeur énergétique des rations et que l’on appréhende à partir de la composition chimique des aliments. Et la fibre physique, qui conditionne la contraction ruminale et qui est liée à la taille des particules de la ration. »
Deux maïs ensilage auront beau afficher une même teneur en fibre chimique, ils n’auront pas la même capacité à faire ruminer selon la longueur des brins. Pour autant, fibres chimique et mécanique ne s’opposent pas. Il est difficile de les dissocier complètement car on observe une complémentarité des effets. Elles présentent des fonctions différentes, mais assurées globalement par les mêmes aliments. Les aliments les plus riches en fibres chimiques sont également ceux qui favorisent le plus la durée de mastication.
Une ration peut très bien fonctionner même si elle ne contient aucune fibre qui pique. « C’est une formule qui se veut sans doute pédagogique mais qui se montre exagérée ! »
Les régimes 100 % pâturage ou les rations à base d’ensilage d’herbe récolté avant épiaison en sont l’illustration même ! Autre exemple avec le compact feeding, nouveau concept alimentaire venu du Danemark, qui présente une ration sous forme de bouillie compacte avec des fibres coupées très court(1). Ce type de ration est tout sauf piquant, et pourtant les vaches ruminent parfaitement ; la productivité et l’efficacité alimentaire sont au rendez-vous. Ce constat questionne quant à la nécessité d’apporter des fibres physiques comme la paille, le foin de luzerne... à condition que la ration contienne suffisamment de fibres chimiques.
La fibrosité chimique s’exprime à travers le NDF (neutral detergent fiber). On cherche généralement une teneur en NDF proche de 35 % de la matière sèche ingérée. « Il y a un compromis à trouver selon les régimes et la production visée. On peut naviguer entre un point haut (400 g/kg MS) et un point bas (300 g/kg MS) de NDF de la ration ", considère Patrice Dubois, du Service de promotion de l'élevage laitier du Rhône. Il faut apporter suffisamment de fibre chimique pour nourrir les bactéries cellulolytiques (qui dégradent la cellulose) dans le rumen. Et maintenir ainsi l’équilibre de la flore ruminale de façon à prévenir le risque d’acidose et la baisse de TB. Mais il ne faut pas non plus dépasser une certaine limite, sous peine de trop déconcentrer la valeur énergétique de la ration et de pénaliser l’ingestion en raison d’un encombrement plus élevé.
Un autre indicateur est intéressant à prendre en compte : le NDF apporté par les fourrages. « Celui-ci correspond à la teneur en fibres des fourrages, et constitue un mix entre les fibres chimique et physique, indique Francis Enjalbert. Il doit être supérieur à 20 %. » L’approche de l’Inra 2018 considère le risque d’acidose ruminale comme faible si la teneur de la ration en NDF apportés par les fourrages apparaît supérieure à 25 %, et nul si elle dépasse 30 %.
La fibre physique n’a pas besoin d’être aussi longue que ce que l’on croit souvent. " À partir de quelques millimètres seulement, les particules permettent de faire ruminer efficacement les bovins. Cet effet commence dès 4 à 5 mm, détaille Patrice Dubois. Une vache a besoin de fibres pour ruminer, mais pas sous forme de brins longs. Au-delà de 4 cm, les particules présentes dans la ration ne sont pas consommées car les vaches trient. Certaines sont même expertes en la matière ! » Le maïs ensilage avec 80 % des particules comprises entre 4 et 19 mm est déjà efficace mécaniquement.
Même analyse pour Philippe Arzul, vétérinaire chez Vitalac. « Des fibres de 2 cm à l’auge suffisent parfaitement pour faire ruminer les vaches, considère-t-il. En fait, il faut suffisamment de particules de 1 à 4 cm pour constituer un matelas fibreux qui flotte au-dessus de la phase liquide du rumen et qui permette un temps de séjour suffisamment long pour les éléments ingérés. » Cette couche fibreuse doit être d’une épaisseur suffisante pour stimuler les récepteurs déclenchant la rumination. Ce matelas joue le rôle d’un filtre. Il retient les grosses particules de fourrages qui nécessitent un temps de fermentation plus long dans le rumen, tandis que les particules fines et denses, telles que les concentrés ou les fragments de grains, tombent au fond du sac ruminal.
« Expérimentalement, l’intérêt de mettre à disposition de vaches en subacidose des fibres longues (foin) ou de les mélanger à une ration à base d’ensilage de maïs coupé fin, apparaît modéré », rapporte Francis Enjalbert. Pourtant cette pratique est couramment préconisée en élevage. Dans des rations intensives, très digestibles ou trop riches en amidon, le fait d’apporter 300 g de paille de colza permet notamment de ralentir le transit. Cet effet structurant entraîne des vidanges ruminales moins rapides, allonge les temps de séjour dans la panse et permet au final une meilleure valorisation de la ration. « Mais rappelons que la paille déconcentre la valeur énergétique des rations, poursuit Patrice Dubois. Dans les régimes pour vaches hautes productrices, mieux vaut composer une ration en respectant un certain niveau de fibrosité chimique et éviter de recourir à ce type de fibres sécuritaires. Un moyen d’y parvenir est d’associer l’ensilage de maïs et l’ensilage d’herbe : on apporte ainsi suffisamment de fibre chimique et mécanique. L’idéal est même de disposer de deux types d’ensilage d’herbe : une première coupe à vocation nutritive (pour son effet starter pour nourrir les microorganismes, qui reproduit en quelque sorte l’effet pulpes de betteraves), et un ensilage de deuxième coupe à vocation structurante. »
Prenons le cas des régimes à base de 80 % de maïs ensilage. Ils souffrent d’un manque de fibrosité chimique du fait de leur forte teneur en amidon. « Ajouter 3 kilos de foin de luzerne est préférable à l’apport de 700 g de paille de blé (c’est souvent le maximum qu’on arrive à faire consommer). Car, contrairement à ce que l’on croit, le premier objectif ici est de diluer suffisamment l’amidon, pas de ramener de la fibre mécanique », explique le nutritionniste.
Des rations avec des teneurs trop faibles en fibre chimique, et donc élevées en amidon et sucres, sont un des facteurs de la subacidose. Quand le rapport amidon+sucres/fibres devient trop élevé, les fermentations s’accélèrent dans le rumen. Et si la muqueuse ruminale ne parvient pas à absorber suffisamment vite les acides gras volatils (AGV) produits par fermentation, ces derniers s’accumulent et le pH du rumen diminue. Le microbiote ruminal subit alors de profondes modifications et la digestion est perturbée. « Mais l’acidose n’est pas seulement en lien avec la fibre chimique, rappelle Francis Enjalbert. Une insuffisance d’ingestion de fibre physique - liée ou pas aux phénomènes de tri - limite la durée de mastication et donc l’apport de tampons salivaires au rumen, et conduit aussi à un abaissement du pH ruminal. » Le matelas ruminal ne se forme pas lorsque la ration ne contient que des fourrages sous forme de fines particules ou lorsque les concentrés sont dominants. De grosses particules de fibres descendent alors dans la partie basse du rumen (sac ventral), ce qui réduit leur temps de séjour et peut affecter leur digestion. « Par exemple, passer d’une longueur de coupe de maïs de 19 mm à 9,5 mm diminue sensiblement la consistance du matelas ruminal et diminue significativement la digestibilité des fibres. »
« Le manque de fibre chimique, le manque de fibre physique ou l’excès d’amidon n’ont pas les mêmes conséquences ruminales, précise encore Francis Enjalbert. Une acidose liée au remplacement de fourrages longs par des fourrages broyés (type luzerne déshydratée brins courts) n’entraîne pas de diminution d’ingestion, contrairement à une acidose due au remplacement de fibres par de l’amidon. Lorsque l’acidose est liée à un défaut de structure physique sans manque de fibre chimique, la baisse du pH entraîne un ralentissement des fermentations, car les bactéries digérant la fibre se trouvent inhibées par un pH ruminal bas. Mais cette situation se révèle moins grave que si l’acidose provient d’un excès d’amidon fermentescible. Dans ce cas, la chute du pH entraîne une accélération des fermentations, qui accentue le déséquilibre entre vitesse de production et vitesse d’absorption des AGV. »
Différencier fibres chimiques et physiques
Quel est l’impact du maïs brins longs ?
« Les maïs brins longs de 26-30 mm et déchiquetés dans le sens de la longueur (shredlage) ne semblent pas avoir d’effet sur la durée de rumination, indique Francis Enjalbert. Nous n’avons pas encore beaucoup de recul pour juger pleinement l’intérêt de la technique, mais cela paraîtrait logique. Si des particules de 4 à 5 mm permettent de faire ruminer, je ne vois pas d’avantages à présenter des brins de 26 mm plutôt que de 10-12 mm. »
L’intérêt de l’ensilage brins longs dépend beaucoup de la composition de la ration. Il présente certainement plus d’intérêt dans une ration très acidogène que dans une ration comportant 40 % de luzerne, où la fibre n’est pas apportée par le maïs.
« On peut alimenter les vaches sans fibres ajoutées »
« Veiller à une bonne fibrosité de la ration, c’est avant tout veiller au bon fonctionnement du rumen, résume Patrice Dubois, du Service de promotion de l'élevage laitier du Rhône. Cela passe par une teneur adéquate du NDF de la ration (fibres chimiques), mais celle-ci ne peut pas se raisonner indépendamment de la teneur de la ration en amidon et en MAT. Ces trois critères sont indissociables. Il faut trouver le bon équilibre car si l’un d’entre eux n’est pas bien calé, le rumen ne fonctionnera pas, avec ou sans fibres. »
« De la même manière, les UFL et les PDI apparaissent importants pour chiffrer et quantifier les besoins des animaux, mais ce ne sont pas les premiers critères auxquels il faut s’attacher pour faire du rationnement, considère-t-il. On pourrait presque s’en passer ! Avant de parler UF et PDI, il d’abord essentiel de connaître, pour chaque composé de la ration, sa teneur en matière sèche, son niveau de NDF (fibrosité chimique), son taux d’amidon et son taux de MAT. » Et d’en déduire ensuite ces valeurs à l’échelle de la ration.
Formuler des rations sans UFL ni PDI
« En raisonnant le rationnement à partir de la composition chimique (% NDF, % amidon et % MAT) plutôt qu’à partir des UF et PDI, on se place davantage dans « la vraie vie » des vaches. » De mêmes valeurs UF et PDI peuvent en effet masquer de gros dysfonctionnements du rumen. Prenons l’exemple de deux échantillons de maïs ensilage avec des compositions chimiques différentes : l’un à 350 g d’amidon/kg d’amidon et 350 g de NDF/kg, et l’autre à 300 g/kg d’amidon et 400 g de NDF/kg. Ils affichent tous deux une valeur de 0,92 UFL/kg MS, mais ne sont pas du tout profilés de la même façon et n’interagiront pas du tout de la même manière dans le rumen… D’où la nécessité de raisonner les fourrages en fonction de leur composition chimique. Pour le maïs, on regardera notamment le ratio NDF/amidon, et le ratio NDF/MAT pour l’ensilage d’herbe.
Quelles valeurs chimiques rechercher dans les rations ? « Je préconise entre 40 et 50 % de taux de matière sèche pour des régimes à base d’ensilages (22 kg MS totales ingérées). Si on veut des vaches productives en forme, il faut leur apporter beaucoup d’énergie, ce qui sous-entend un niveau d’amidon suffisant dans la ration, soit 20-22 %, poursuit le nutritionniste. Cela implique de fait de limiter le NDF de la ration autour de 35 %. Et, pour faire tourner tout ça, l’apport d’azote, qui sert de carburant aux bactéries du rumen, se situe à 16 %. ».