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Soja non déforestant : l’Argentine en ordre de bataille

Les fabricants de tourteaux et farines de soja basés en Argentine y ont tôt mis sur pied une filière certifiée non déforestante. Le privé y voit son intérêt à long terme.

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Champ de soja dans la province argentine d’Entre Ríos. L'Argentine juge infime le risque d'infraction au règlement européen sur la déforestation car les zones interdites produisent très peu de soja.
© M.-H. André

Sur le dossier brûlant du soja non déforestant, l’Argentine fait figure à part. Seul pays du Top 4 des grands exportateurs de soja à avoir emboîté le pas à l’Union européenne, l’Argentine a créé une filière tracée ad hoc (baptisée Visec) depuis 2019 et opérationnelle depuis 2022, alors que le Brésil, le Paraguay et les États-Unis, jusqu’ici, réclament le report de l’application du règlement européen 2023/1115 sur la déforestation importée (RDUE) qui doit entrer en vigueur le 1er janvier 2025.

« Aujourd’hui, c’est l’Europe qui nous demande des garanties à cet égard pour le soja et le bœuf, mais demain la Chine le fera à sa façon et pour tous ses aliments importés », s'inquiète Gustavo Idígoras

« Aujourd’hui, c’est l’Europe qui nous demande des garanties à cet égard pour le soja et le bœuf, mais demain la Chine le fera à sa façon et pour tous ses aliments importés. Alors autant s’y mettre de suite », résume Gustavo Idígoras, le « cerveau » du système Visec, ex-attaché agricole argentin à Bruxelles.

Lire aussi : Déforestation importée - la Commission européenne propose de reporter d’un an l'application de la directive

Au jeu du « combien d’hectares de forêt en plus dans ton pays cette année ? », les Argentins auront du répondant. Le Nord de l’Argentine se reboise de lui-même de façon explosive si l’on n’y prend garde, sur cette terre vierge d’arbre autochtone qu’est la région pampéenne : 40 millions d’hectares, un atout maître. Elle ne demande qu’à être boisée.

Le 15 août dernier, à Buenos Aires, le Centre argentin des relations internationales (Cari) organisait une soirée-débat sur « l’impact des politiques vertes de l’UE sur le commerce extérieur de l’Argentine », d’emblée centrée sur le RDUE.

L’intervenant Gustavo Idígoras, jeune président du Centre des exportateurs de céréales (CEC) et de la chambre de l’industrie huilière de l’Argentine (Ciara), a glissé deux informations d’importance. « Là, les gars, ils sont en vacances (les traders européens et les importateurs-transformateurs de soja importé d’Amérique du Sud, NDLR). Mais à la rentrée, ils devront bien nous dire combien ils vont payer en plus pour du soja certifié non déforestant ». Ça, c’est un souhait de la part des professionnels argentins. « Les acheteurs stipulent déjà, dans les contrats 2025, qu’en cas d’infraction, l’amende devra être payée pour moitié par le fournisseur de fèves ». Ça, c’est un fait.

« Mais attention », a prévenu M. Idígoras aux diplomates l’entourant. « Il ne s’agit pas là d’une tendance européenne. Un acheteur indien nous a récemment réclamé le sceau RDUE pour un écoulement sur le marché indien, tandis que la Chine et les États-Unis établissent des mécanismes similaires », a-t-il souligné.

Complexité d’application

Vu d’Argentine, cette mesure de protection de l’environnement pêche par l’extraterritorialité de son application ainsi que par le casse-tête qu’elle suppose, juge-t-on depuis Buenos Aires. Qu’est-ce qu’une forêt au Chaco, en Patagonie, à Jujuy, dans la Pampa… ? Et comment catégorie t’on les élevages en système forestier ?….

L’initiative de Bruxelles est vécue depuis l’Amérique du Sud comme une déclaration de clash culturel. Elle est vue par le privé comme une boîte de Pandore, voire un cheval de Troie – aujourd’hui le soja et le bœuf, et demain ? Aujourd’hui, au nom de la déforestation et des droits de l’homme, et demain ?…. Le RDUE porte en lui le germe d’une certaine vision de l’agriculture à l’européenne située aux antipodes de la mentalité carrément libérale anglo-saxonne des patrons de la filière grains sud-américaine.

D’après Manuel Jaramillo, directeur de la Fondation Vie forestière argentine, « identifier la ferme d’origine du soja n’est pas un problème. Le risque de mélange a lieu durant son transport par camion et son stockage jusqu’aux ports. »

Déforestation en Argentine

Mais la déforestation en Argentine, c’est quoi, au juste ? De 1998 à 2022, une surface totale de 5 594 990 hectares a été déboisée au niveau national, selon cette fondation. De 2007 à 2022, ceci représente 4,4 millions d'hectares, dont 76 % en infraction vis-à-vis de la loi des forêts argentine. La direction nationale des forêts elle-même ne reçoit pas l’info de la part des autorités des provinces où ont lieu les déboisements, avoue Manuel Jaramillo. De 2020 à 2022, environ 200 000 ha par an ont été défrichés. Pour 2023 et 2024, on ne sait pas. Si le gouvernement argentin lui-même ne le sait pas, personne n’arrive vraiment à le déterminer.

« Le risque d’infraction au règlement européen sur la non-déforestation est infime. Les zones interdites apportent moins de 1 % des récoltes de soja… On en fait tout un foin. Et cela ne freinera pas la déforestation en Amérique du Sud », conclut l’expert, M. Jaramillo.

« Deux hectares déboisés sur trois sont abandonnés, poursuit-il. Notre pays figure au 17e rang des pays les plus exposés au risque de déforestation, alors il nous sera difficile d’être reconnus par l’UE en tant que pays à faible risque de déforestation, bien que cela soit notre objectif », concède-t-il.

« Une condition sine qua non de nos compromis sanitaires vis-à-vis du monde est de compter sur des institutions publiques solides, comme l’autorité sanitaire nationale », a déclaré Pilu Giraudo, la vice-présidente de l’institut de recherche agronome (Inta) du gouvernement ultralibéral de Javier Milei, comme un cri d’appel interne en faveur d’un service public minimum, lors du dernier salon de l’agriculture de Buenos Aires.

Et le Brésil ?

La posture de Brasília est bien plus nette. Antônio Pitangui de Salvo, le président de la Fédération de l'Agriculture et de l'Elevage de l'Etat du Minas Gerais (FAEMG, Brésil) nous a dit : « Notre code forestier national (brésilien) est le plus exigeant au monde. Il impose partout au Brésil la conservation à l’état de forêt de 20 % de la surface de chaque ferme. Dans le Cerrado (Centre-ouest), ce palier a été élevé à 35 % et dans le bassin amazonien à 80 %. Or, nous, les agriculteurs, assumons seuls le coût de ce manque à gagner. C’est comme si le patron d’un hôtel ne pouvait louer que deux chambres sur les dix de son établissement. Absurde ! »

Le 29 juillet dernier, les pays du Mercosur ont demandé le report de l’application du règlement européen. L’Argentine a signé l’appel mais, simultanément, elle se plie aux règles de l’Europe. D’aucuns y verraient un alignement culturel de par l’origine des habitants du pays sud-américain. En fait, leurs dirigeants du privé y voient simplement leur intérêt dès que l’on parlera reboisement.

Entretien avec Rodolfo Rossi, président de la filière argentine du soja.

« Nous craignons que le RDUE devienne un précédent juridictionnel »

Les huiliers argentins peuvent-ils tracer des lots de fèves produites hors des zones de déforestation ?

Rodolfo Rossi - Oui. Le secteur privé a pris les devants et même créé un outil à cet effet : la plateforme Vision sectorielle du Grand Chaco (Visec) alimentée par les opérateurs. En tant qu’acteurs privés, nous nous plions aux règles dictées par les autorités. Mais nous constatons que certains paramètres et indicateurs du règlement européen n’ont pas encore été définis dans le détail. Or, dans nos usines (une quarantaine presque toutes situées dans un rayon de 100 km autour de Rosario sur les berges du fleuve Paraná, NDLR) on triture actuellement (fin août dernier, NDLR) du soja dont une partie sera envoyée après le 1er janvier 2025…

Comment cette mesure environnementale provenant de l’étranger est-elle perçue au sein de la profession ?

R.R. - Le RDUE est une décision unilatérale qui fait peu de cas des législations des pays exportateurs d’aliments. On craint qu’il devienne un dangereux précédent élargi à d’autres produits comme le maïs. Sur le papier, c’est limpide. Il suffirait de comparer deux photos satellitaires : l’une datant de 2020 et l’autre de l’année en cours… Mais il n’en est rien ! La définition même du concept forêt est tout un débat. Celle de déforestation, celle de reboisement, aussi. Un commissaire européen à Bruxelles s’est justifié de cette vision unilatérale qu’il lui était impossible de scruter les lois des forêts de 190 pays. Mais en soja, il faut juste regarder quatre pays : les États-Unis, le Brésil, l’Argentine et le Paraguay !

On a l’impression que cette mesure dérange…

R.R. - À plus d'un titre. Devoir prouver la traçabilité des fèves de soja implique la déclaration des parcelles cultivées. Certains producteurs de grains voudraient bien éviter de devoir le faire de crainte d’être imposés.

Propos recueillis par Marc-Henri André

Rédaction Réussir

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