La Turquie, reine du blé dur en 2023, va-t-elle poursuivre ses exportations en 2024 et au-delà ?
Divers experts s’interrogent sur la capacité de la Turquie à exporter du blé dur lors des prochaines années. L’offre et la demande du pays sont difficiles à déterminer avec précision aujourd’hui.
Divers experts s’interrogent sur la capacité de la Turquie à exporter du blé dur lors des prochaines années. L’offre et la demande du pays sont difficiles à déterminer avec précision aujourd’hui.
Le fait marquant pour le marché du blé dur 2023-2024 est la récolte en Turquie : le pays occupe, désormais, la première place au classement mondial des producteurs. Le Conseil international des céréales (CIC) estimait, en novembre, la moisson nationale à 4,1 millions de tonnes (Mt), surclassant le Canada, avec ses 4,06 Mt. L’Office turc des statistiques (TUIK) projette, de son côté, la récolte à 4,18 Mt. Certains experts privés évoquent des chiffres encore plus élevés. Le disponible exportable s’avère, lui aussi, record. Plusieurs questions se posent alors : la Turquie sera-t-elle en mesure d’exporter en 2024 ? Pourra-t-elle reproduire cette performance, et devenir un exportateur structurel de blé dur dans les années à venir ? Les opinions divergent selon les experts interrogés, tant les données fiables sont difficiles à obtenir.
Il s’agit, tout d’abord, de savoir si la Turquie a la capacité de poursuivre ses exportations de blé dur de janvier à juin 2024, ce qui dépend de sa consommation et de sa production. Or, avoir des chiffres précis sur la demande intérieure 2023-2024 n’est pas une sinécure, la Turquie pouvant « incorporer plus ou moins de blé dur dans la fabrication de pâte, en fonction des pays où elle exporte (Afrique, Amérique latine, Irak, Syrie, etc.) », explique Alexander Karavaytsev, analyste du CIC. Le cabinet d’analyse italien Areté indique que la consommation locale de blé dur avait fortement reculé en 2021-2022, les industriels et les pays importateurs ayant fait le choix de se tourner davantage vers le blé tendre, en raison du haut niveau des cours du blé dur à l’époque. En 2023-2024, l’Office turc des céréales projette la demande intérieure de blé dur à 2,5 Mt, contre 1,7 Mt d’après le CIC.
Pour 2023-2024 un disponible exportable turc à 1,2-2 Mt ?
Côté offre, le pays a bénéficié de conditions climatiques très favorables en fin de cycle. « La Turquie souffrait d’une sécheresse historique jusqu’à mars 2023. Nous avons importé beaucoup de blé tendre par précaution. Puis des pluies salvatrices sont survenues en avril-juin, engendrant une production record », témoigne Eren Günhan Ulusoy, dirigeant des moulins turcs Ulusoyun. En plus de bonnes récoltes de céréales en 2023, la Turquie détenait donc d’importants stocks de blé tendre en début de campagne, liés aux importations, et utilisables pour la fabrication de pâte, en lieu et place du blé dur. Ce qui accroît encore le disponible exportable national. Ce dernier s’avère donc élevé, mais là aussi incertain, entre 1,2 Mt et 2 Mt pour 2023-2024, selon les analystes contactés. La demande internationale s’est montrée très dynamique, en raison de déboires de production de blé dur en Europe, particulièrement en Italie. La faible moisson canadienne ne permet pas de couvrir tous les besoins. L’ensemble de ces éléments a permis aux Turcs d’expédier rapidement cette année. À tel point que fin 2023, « ils ont déjà exporté une grosse partie de leurs capacités, voire en totalité. Néanmoins, il peut encore y avoir des réexportations de volumes, depuis la Syrie et la Russie, entre autres », soulève Annachiara Saguatti, analyste au sein d’Areté.
Le mystère du potentiel réexportable
Compte tenu de la situation géopolitique très instable en Syrie et du manque d’information en provenance de la Russie, il est impossible d’obtenir des chiffres fiables sur ce disponible réexportable. Seules des hypothèses sont émises. Areté l’évalue, par exemple, à 300 000 t environ. « Il est possible que la Syrie ait obtenu une bonne moisson cette année, leur zone de production se trouvant à proximité de celle de la Turquie. […] Le chiffre de 300 000 tonnes est difficilement contrôlable, mais si tel était le cas, elle pourrait exporter plus de 1,5 million de tonnes, et donc encore approvisionner le marché en 2024 », commente Nicolas Prevost, courtier au sein du cabinet Emeric Courtage. Eren Günhan Ulusoy déclare de son côté que « les réexportations de volumes syriens ne dépasseraient pas 30 000 tonnes cette année. » Il n’empêche que stocks élevés et possibilités de réexporter des volumes d’autres pays laissent la possibilité à la Turquie de placer encore quelques lots en 2024 à l’étranger. L’attitude du gouvernement turc, qui octroie des permis d’exportation, sera à suivre de près l’an prochain. Et qu’en est-il des années à venir ? « En 2024-2025, oui, la Turquie devrait exporter, au vu des stocks élevés. Pour les autres années, rien n’est écrit », indique Eren Günhan Ulusoy.
Le dirigeant rappelle que la Turquie développe depuis les années 60 une série de projets de modernisation de son agriculture. L’un d’eux, le canal Mardin-Ceylanpinar, vient de s’achever. Il permet d’approvisionner les systèmes d’irrigation dans la plaine du Mardin, grand bassin de production de céréales et de blé dur. Mais cela ne veut pas forcément dire que la Turquie augmentera sa production de blé dur à long terme. « Nous avons aussi des besoins en maïs et en coton, cultures exigeantes en eau. Si elle est disponible, les agriculteurs pourraient s’orienter vers ces espèces, plutôt que vers les blés », prévient Eren Günhan Ulusoy.
Le cabinet Areté est plus optimiste. « Nous observons, en tendance longue, une hausse de la sole de céréales. Cela fait plusieurs campagnes que la Turquie obtient de bonnes productions, malgré une forte hétérogénéité », relève Annachiara Saguatti.
Alexander Karavaytsev estime que « compte tenu de l’usage de nouvelles semences, les surfaces pourraient rester élevées lors des prochaines saisons. Les relations commerciales nouvellement nouées constituent également un facteur favorable, mais cela dépendra encore en grande partie des écarts de prix entre le blé meunier et le blé dur. »
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L’État turc intervient massivement
Nicolas Prevost est plus mitigé : « des prix rémunérateurs, des conditions météo adéquates et une modernisation des infrastructures agricoles plaident pour que la Turquie devienne un acteur durable de l’export de blé dur. L’aspect politique ne doit toutefois pas être omis. Le gouvernement local a autorisé l’export de blé dur, mais il peut le stopper. Les agriculteurs et les industriels ont des intérêts opposés. » Les fabricants de pâtes n’ont, par exemple, guère apprécié de voir d’importants volumes de blé dur quitter le pays en 2023, faisant grimper les prix intérieurs. « Il faudra voir si le gouvernement est disposé à ouvrir les vannes sur le long terme », conclut-il.