ESP, un indicateur à manier avec précaution
Dans son dernier rapport sur le suivi et l’évaluation des politiques agricoles, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) indique que le soutien aux agriculteurs dans les pays de l’OCDE, mesuré par l’Estimation du soutien aux producteurs (ESP), s’est élevé en 2004 à 279 Md$, soit 30 % des recettes agricoles. L’ESP est un indicateur largement repris par les médias, les organisations internationales et les gouvernements, souvent pour stigmatiser les subventions versées dans les pays développés et promouvoir la libéralisation des politiques agricoles. Or, si le concept d’ESP est utile, son calcul s’avère difficile et son interprétation délicate, souligne PluriAgri*. Il convient donc d’en souligner les limites.
Le montant calculé du soutien est très approximatif. En effet , l’ESP n’est mesurée intégralement que pour les principaux produits, essentiellement les grandes cultures, le sucre, le lait et la viande. Ceux-ci représentent environ 70 % de la valeur de la production agricole. Par des conventions de calcul qui n’ont aucun rapport avec la réalité, l’ESP est ensuite extrapolée aux autres produits pour déterminer une ESP totale. Appliqué à des produits peu protégés, comme certains fruits et légumes et le vin dans l’UE, ce calcul aboutit à une surestimation substantielle de l’ESP. Cette estimation ne comptabilise pas le soutien indirect apporté par certains instruments, comme les garanties de crédit à l’exportation ainsi que l’aide alimentaire intérieure et extérieure. L’évolution du soutien, dans un pays donné, dépend en grande partie de facteurs étrangers à la politique agricole de ce pays : notamment la variation du taux de change de la monnaie et l’impact des aides versées par les autres pays. Ainsi, en 2004, l’ESP de l’UE à 15 a diminué en euros mais a augmenté en dollars, du fait de l’appréciation de l’euro par rapport au dollar. On ne peut donc tirer aucune conclusion, sur le plan politique, de la variation du soutien en valeur absolue d’une année à l’autre, du fait de la fluctuation des taux de change. Par ailleurs, pour certaines productions dont l’UE ne représente qu’une part mineure de la production et des échanges, comme le maïs et les oléagineux, les aides communautaires ont peu d’effet sur le prix mondial. En revanche, les subventions versées par les Etats-Unis, principal fournisseur de ces produits, dépriment le prix mondial et accroissent mécaniquement l’ESP communautaire. Dans ce cas, la hausse de l’ESP de l’UE mesure essentiellement l’aggravation des distorsions créées par la politique agricole américaine. Au total, les incertitudes qui pèsent sur le calcul de l’ESP en font un indicateur difficile à manier pour une comparaison précise des soutiens entre pays.
L’ESP totale ne reflète en effet pas les distorsions de marché dues aux politiques agricoles. L’ESP additionne un ensemble de mesures disparates, qui ont un impact très différent sur la production et les échanges agricoles. Le constat selon lequel l’UE soutient ses agriculteurs à hauteur de 33 % des recettes ne renseigne pas sur les effets de la politique agricole commune sur les marchés mondiaux, même si le recul de l’ESP (41 % en 1986-1988) témoigne des efforts de l’UE pour réformer la Pac. Grâce à cette réforme, les mesures qui engendrent le plus de distorsions de concurrence, à savoir le soutien des prix du marché, les paiements au titre de la production et les subventions à l’utilisation d’intrants, sont tombées de 40 % des recettes agricoles de l’UE en 1986-88 à 23 % en 2002-2004. L’application de la réforme au lait, puis au sucre, devrait faire encore diminuer ce pourcentage. Par ailleurs, l’ESP inclut des aides agro-environnementales qui ne sont pas liées au marché mais constituent, pour partie, la rémunération de services que les agriculteurs fournissent à la collectivité en conservant les ressources naturelles. L’ESP ne permet également pas d’évaluer les effets positifs et négatifs de la libéralisation agricole. L’ESP est un indicateur purement statique. Il offre un instantané du soutien à un moment donné, mais ne permet de tirer aucune conclusion sur les avantages et les coûts qui résulteraient de la suppression du soutien. Une libéralisation radicale des politiques agricoles entraînerait en effet une recomposition des productions, d’ampleur très variable selon les pays, avec des impacts plus ou moins marqués sur les prix mondiaux et sur l’environnement. Contrairement à une idée répandue, la libéralisation des politiques agricoles des pays développés aurait globalement peu de conséquences positives pour les pays en développement. Une étude récente de la Banque mondiale montre que la suppression du soutien à l’agriculture et à l’industrie agroalimentaire dans l’ensemble des pays développés augmenterait le revenu des pays en développement, en 2015, d’environ 26 Md$, soit à peine 0,2 %. Certains pays pauvres (Afrique, Asie) verraient même leur revenu baisser, en raison de la hausse des prix des produits alimentaires qu’ils importent et de l’érosion des préférences commerciales que leur octroie, notamment, l’UE.
Il en résulte que le soutien de l’UE à son agriculture n’est pas exorbitant. Selon l’OCDE, le soutien total à l’agriculture, qui inclut l’ESP et les services d’intérêt général à l’agriculture, représentait seulement 1,2 % du produit intérieur brut de l’UE en 2004 : soit le même pourcentage que la moyenne des pays de l’OCDE. «Est-ce trop cher payé si l’on tient compte de l’ensemble des prestations productives, rurales et environnementales fournies par les agriculteurs ?», s’interroge PluriAgri.
* Association formée par le Crédit agricole et les producteurs agricoles français (Unigrains, Sofiproteol, ARTB) qui finance des études et des recherches prospectives en agriculture.