Éclaircie difficile à entrevoir sur le marché du blé
Des greniers mondiaux trop pleins avant même la nouvelle moisson, pas d’accident climatique majeur, des marchés perdus l’an dernier à reconquérir… Il va falloir s’armer de patience : les prix du blé ont de fortes chances, une fois de plus, de ne pas être au rendez-vous.
Ce n’est pas le record de 2016, où le cap des 750 millions de tonnes (Mt) avait été largement dépassé, mais cela n’en ait pas très loin. Les dernières estimations de la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) chiffrent à 749 Mt de blé la récolte mondiale 2017. « Jamais le monde n’a produit autant de céréales que ces dernières années, constate Philippe Chalmin, spécialiste des matières premières et professeur à l’université Paris-Dauphine. On va avoir une très grande année en blé, mais aussi en maïs, avec des moissons monstrueuses aux États-Unis et au Brésil, ce qui aura un impact. Le marché est surapprovisionné. »
« La Russie se construit une forme de diplomatie agricole »
La Russie est pour beaucoup dans cette moisson exceptionnelle. La récolte de blé y monterait finalement à 82 Mt, soit 15 % de plus qu’en 2016, déjà une excellente année. « En hausse de 50 % par rapport à la moyenne 2000-2015, les rendements explosent depuis deux-trois ans », souligne Alexandre Boy, chez Agritel. À près de 39 q/ha selon le ministère de l'Agriculture russe, ils atteindraient des records. Cette réussite est due à des conditions climatiques hyper favorables, ainsi qu’à la hausse des surfaces en blé d’hiver dans trois des quatre principales zones de production de blé. À 14,6 millions d’hectares au total, elles dépassent de 6 % celles de 2016… Et elles dament le pion au blé de printemps (13 millions d'ha tout de même). Épargné par le gel car semé plus tard, ce dernier était jusqu’à présent privilégié, malgré des rendements moindres. Sauf que « depuis deux-trois ans, les hivers sont moins froids, ce qui incitent les agriculteurs à augmenter la sole de blé d’hiver », note Alexandre Boy. Le phénomène est-il uniquement conjoncturel ? Non pour Thierry Pouch, économiste à l’APCA (Assemblée permanente des chambres d’agriculture). « La Russie est un acteur de plus en plus important du marché du blé, observe-t-il. Le pays est devenu le premier fournisseur de l’Égypte, il approvisionne aussi des pays comme la Syrie… L’état a injecté beaucoup d’argent dans l’agriculture, considérée comme un des leviers de développement de l’économie russe. La Russie se construit une sorte de diplomatie agricole, sa cible privilégiée étant le Moyen-Orient, le Maghreb, le Machrek. »
Plus de quatre mois de consommation mondiale en stock
Cette grosse récolte arrive dans un contexte où les greniers des principaux pays producteurs de blé sont déjà bien chargés. D'après l'USDA (département américain de l'agriculture), plus de 260 Mt de blé seraient en stock, ce qui équivaut à un peu plus de quatre mois de consommation mondiale. C’est beaucoup, plus du double de ce que représentait les réserves du monde il y a dix ans, au temps des prix élevés. Même si elle est stimulée par l’offre abondante qui fait baisser les prix, la consommation ne progresse pas assez vite. Baissiers, les fondamentaux des marchés céréaliers dissuadent les opérateurs non commerciaux d’intervenir. « On continue pourtant d’être dans une logique de financiarisation des marchés agricoles, mais elle concerne aujourd’hui davantage le foncier », estime Thierry Pouch. En tout cas, les cours oscillent de façon limitée. Même si des difficultés logistiques à l’exportation devaient survenir dans les mois à venir en Russie, « on restera dans une fourchette de prix assez étroite de 30 dollars la tonne », envisage Michel Portier, directeur d’Agritel. «De toute façon, la présence de la spéculation financière ne modifie pas les équilibres des fondamentaux », rappelle Philippe Chalmin.
Le blé français est aussi plombé par la faiblesse du dollar, qui handicape de manière très large les exportations de la zone euro. Lorsque le dollar vaut 1,20 euro (cas de la mi-septembre), les pays de la zone euro perdent en moyenne 20 euros par tonne de blé. « Nous sommes dans un marché où le risque de change devient très important… Comme en Ukraine », analyse Alexandre Boy. Pour Thierry Pouch, toutefois, l’effet est limité car les prix restent bas. « Il existe des mécanismes de couverture qui permettent d’alléger la contrainte monétaire, précise-t-il. Mais si l’appréciation se poursuivait jusqu’à 1,60 dollar pour un euro, oui, cela peut peser. »
Des clients traditionnels à reconquérir
Ultime difficulté pour le blé français : sur 2016-2017, la Russie comme l’Ukraine ont profité du vide laissé par la mauvaise récolte hexagonale pour s’imposer sur de nouvelles destinations. « En Afrique de l’Ouest, nous allons avoir un peu de mal à retrouver nos parts de marché, prévient Alexandre Boy. Les acheteurs privés ont goûté aux blés de la mer Noire, ils vont y revenir. » Or pour équilibrer son bilan et éviter des stocks de fin de campagne trop élevés, la France devra exporter aux alentours de 19 Mt, selon le bilan FranceAgriMer de la mi-septembre. Et plus de 12 Mt devront trouver preneurs sur les pays tiers, essentiellement le Maghreb, l’Afrique de l’Ouest et l’Égypte. Au Maghreb, qui pourrait absorber 6,5 Mt de blé hexagonal contre 2,7 Mt l’an passé, les premières semaines de la campagne de commercialisation semblaient bien parties, notamment en Algérie. Il faudra toutefois voir comment se positionne le Maroc. Du fait d’une grosse récolte, cet acteur clé devrait protéger son marché intérieur jusqu’en décembre. Pour Bernard Valluis, à l'ANMF (Association nationale de la meunerie française), « la reconquête des marchés africains sera l’un des challenges de l’année ».
Sur le marché intracommunautaire, la France va bénéficier des baisses de production en Espagne, en Italie et encore plus en Allemagne. Le deuxième producteur de blé, qui a peu de stock de report du fait des fortes exportations de la campagne passée, ne récolterait guère plus de 23 Mt, selon une estimation de la DBV, association de producteurs allemands, de la fin août. Or les fortes pluies de juillet ont pénalisé la moisson. « La moitié de la récolte est dégradée en blé fourrager », indiquait fin août Alexandre Boy. La relative absence de l’Allemagne laisse donc une place à la France… mais pas partout. Les agriculteurs allemands voudront écouler leur marchandise sur les marchés fourragers du nord de l’Union européenne. Où que l’on regarde, la concurrence sera rude.
En chiffres
Une super concentration
6 pays assurent 80 % de la production mondiale de blé : Inde (96 Mt), Chine (130 Mt), Russie (80 Mt), UE (167 Mt), États-Unis (83 Mt), Ukraine (28 Mt)
6 pays réalisent 80 % des échanges mondiaux : Russie (32 Mt), UE (30 Mt), États-Unis (26 Mt), Canada (20 Mt), Australie (19 Mt), Ukraine (15 Mt)
Source : CIC.
Un levier éventuel sur le fret
La filière le souligne régulièrement : des progrès sont à faire en matière de logistique dans le coût de transport de la marchandise jusqu’aux ports d’exportation, qu’il s’agisse de l’optimisation du fret SNCF ou du développement des voies fluviales. Mais ces dossiers lourds avancent lentement. Lancé officiellement en avril par François Hollande, alors président de la République, le projet de canal Seine Nord, qui relierait Compiègne à Aubencheul-au-Bac dans le Nord par voie fluviale, a été mis en pause cet été par la nouvelle équipe gouvernementale…