« Je valorise mon orge à la ferme avec du whisky haut de gamme »
Dans le Santerre, un jeune agriculteur produit du single malt avec sa propre orge. Un travail d’alchimiste et de longue haleine.
Dans le Santerre, un jeune agriculteur produit du single malt avec sa propre orge. Un travail d’alchimiste et de longue haleine.
Quel agriculteur, amateur de whisky, n’a pas un jour rêvé de produire son propre élixir ? Beaucoup d’agriculteurs y ont pensé. Étienne d’Hautefeuille l’a fait. À la tête d’une exploitation céréalière de 200 hectares dans la Somme, à Beaucourt-en-Santerre, il a lancé cette diversification en décembre 2015, dès son retour sur l’exploitation familiale. « J’ai testé plusieurs projets. Je souhaitais développer une activité qui ait des synergies avec l’acte de production », explique l’agriculteur. L’idée de produire des single malt a vu le jour en la partageant avec un caviste d’Amiens, associé au projet. « Notre but était de faire du whisky à la bouteille avec l’orge que je produis », précise Étienne d’Hautefeuille.
Un positionnement haut de gamme
Pour mener à bien son projet, l’agriculteur a monté deux cellules de stockage et aménagé une ancienne stabulation de l’exploitation dans laquelle il a installé le matériel de distillation, dont un alambic qui fait référence dans le petit cercle des distillateurs. « L’investissement avoisine les 500 000 euros, résume Étienne d’Hautefeuille. En investissant dès le départ dans du très bon matériel, notre souci était de viser tout de suite l’excellence. Nous positionnons notre production sur un segment premium. »
La première distillation a démarré en mars 2017, avec la récolte d’orge 2015. « Depuis, on produit tous les jours mais aucune bouteille n’est encore sortie de l’atelier », précise le chef d’entreprise. Car le secret d’un single malt d’excellence, c’est notamment son âge. Ainsi, la distillerie d’Hautefeuille abrite des trésors : dans le chai se côtoient les fûts 2015 et 2016, qui attendent d’être embouteillés, mais aussi les millésimes 2017, 2018 et 2019. Des centaines de barriques, de formes et de couleurs différentes.
La nature des sols mise à profit
Au départ de ce long cycle de fabrication, il y a la culture de l’orge et un soigneux travail d’allotement à raison de 5 tonnes par année de récolte. L’orge est une variété brassicole, conduite classiquement. L’exploitation est en TCS et s’oriente vers l’agriculture de conservation. « Notre travail consiste à valoriser le terroir en jouant sur de nombreux caractères, de la parcelle au fût. Sur la ferme, la moitié de la sole est composée de limons, l’autre est plus hétérogène, avec des sables et des craies. Selon la rotation, le type de sol varie donc et nous mettons cela a profit dans nos millésimes. Les caractéristiques aromatiques de notre whisky varient selon la nature des sols, mais aussi selon le mode de maltage et les types de fûts utilisés. » C’est la raison pour laquelle l’orge récoltée est maltée par un spécialiste du maltage, en prestation de service.
Le malt obtenu est ensuite brassé à la ferme, avec un process similaire à celui de la bière mais sans ajout de houblon. Puis il est distillé en alambic, qui va séparer l’alcool et l’eau, l’un étant plus lourd que l’autre. Cette eau-de-vie de malt est alors mise en tonneau de vieillissement, durant trois ans. Comment acquiert-on ce savoir-faire ? Lors de stages et de formations, suivies aux quatre coins du pays. « Quand j’ai commencé, nous étions une vingtaine de producteurs de whisky en France. Aujourd’hui, nous sommes plus de 70. » Mais la distillerie d’Hautefeuille est l’une des rares à être à la fois distillateur et producteur.
Des brassages et distillations chaque semaine
« Nous produisons tous les jours. Chaque semaine, nous réalisons un ou deux brassages et des distillations », explique Étienne d’Hautefeuille, qui emploie un salarié et un apprenti pour l’ensemble de ces tâches. « Au début de l’activité, j’avais imaginé cela comme une activité d’hiver mais vu le niveau des investissements, augmenter les volumes de production permet de mieux amortir notre outil. Aujourd’hui, nous produisons toute l’année. » Le vieillissement de l’eau-de-vie se fait successivement dans plusieurs barriques différentes. À l’issue de cette période, la teneur élevée en alcool (65 % de volumes) est progressivement abaissée à 46 % par l’ajout d’eau osmosée, avant la mise en bouteille.
Dans la charge de travail, le volet administratif est important. « Nous sommes producteurs de taxes à hauteur de 23 euros par litre d’alcool pur. Chaque litre d’alcool est taxé et exige un suivi rigoureux, communiqué régulièrement aux services fiscaux. Les choses se passent très bien avec les Douanes mais c’est contraignant. »
S'inscrire dans le long terme
À partir du deuxième semestre 2020, les bouteilles seront vendues chez les bons cavistes de la région, les épiceries fines et dans les restaurants. Le régime de croisière devrait être atteint en 2021. Aucun développement en GMS n’est prévu. « Quand on est une jeune marque comme nous, il faut s’appuyer sur les réseaux de professionnels, qui savent vous présenter et expliquer le produit. » La proximité de la région parisienne offre des perspectives de développement prometteuses pour atteindre l’objectif de 10 000 bouteilles par an.
En attendant, les premiers whiskys, issus de la récolte 2015, seront bientôt proposés à la vente dans les Hauts-de-France, au prix de 59 euros la bouteille. Toutes seront numérotées, de 1 à 2000. Elles devraient s’arracher : celles de la récolte 2014 ont toutes été prévendues.
« Je travaille sur ce projet depuis 2014 et je n’ai pas vendu ma première bouteille. »
Cette diversification audacieuse n’est pas à la portée de tous : outre sa technicité, elle requiert des investissements lourds. « Je travaille sur ce projet depuis 2014 et je n’ai pas vendu ma première bouteille, remarque l’agriculteur, qui s'inscrit dans le long terme mais reconnaît que ce projet pèse lourd dans sa trésorerie. « Nous sommes ici sur un domaine familial qui existe depuis dix générations. Je valorise un terroir avec un patrimoine bâti. » En attendant que le premier millésime de whisky soit mis en bouteille, l’agriculteur produit deux gins « de terroir ». Le positionnement « haut de gamme » est là aussi assumé : la bouteille de 50 cl est vendue 37 euros.
Pour valoriser les bâtiments, Étienne d’Hautefeuille a par ailleurs aménagé une salle de conférences attenante à la distillerie, qui permet d’y accueillir des réunions ou des visites de groupe. « C’est l’occasion de présenter le cadre et notre état d’esprit aux visiteurs », apprécie l'agriculteur. Ces visites sont pour lui très enrichissantes, car elles modifient sa perception de son métier. « On prend mieux connaissance de l’air du temps », souligne-t-il. Et les gens voient que les agriculteurs, la plupart du temps, travaillent intelligemment. »
La région parisienne proche offre des perspectives de développement pour atteindre l’objectif de 10 000 bouteilles par an
En chiffres
200 ha de SAU
100 ha de blé tendre,
40 ha de colza,
30 ha d’orge de printemps,
15 ha de pommes de terre
15 ha de lin textile.
1 salarié et 1 apprenti.
2 structures juridiques : SCEA et SAS.
Le whisky à la française
Avec 200 millions de bouteilles de whisky vendues en 2014, la France est le deuxième consommateur de whisky au monde, derrière les États-Unis. Cette boisson représente 37 % des alcools consommés en France en 2018. Les scotchs whiskys (qui proviennent d'Écosse), dominent. Ils sont distribués par de grands groupes de spiritueux comme Pernod Ricard, LVMH et Marie Brizard, qui réalisent sur ce segment jusqu’à 40 % de leur chiffre d’affaires. La première marque vendue est William Peel (Marie Brizard). Au nombre de 92, les marques françaises progressent vite mais pèsent peu dans ce marché : elles totalisaient 1 million de bouteilles par an en 2018, soit le double de la production 2014.