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Philippe Chalmin
« Jamais nous n'avons été dans un monde aussi instable »

Alors que Cyclope vient tout juste de publier ses prévisions pour l'année 2014, Philippe Chalmin, président du cercle Cyclope, nous délivre les premières tendances et dresse un bilan 2013. En parallèle, il retrace un bref historique du marché de la banane qu'il juge comme étant une vraie histoire politique et un cas d'école du droit international.

FLD : Quelles sont les grandes tendances à attendre pour les marchés agricoles en 2014 ?

PHILIPPE CHALMIN : Faire des prévisions en matière agricole, c'est prendre le risque d'être ridicule car je ne sais pas comment va se comporter la météo. Donc je fais des prévisions à météo normale. Dans ces conditions, nous devrions avoir une poursuite de l'ajustement des prix à la baisse qui devrait être plus forte notamment pour le soja. Il y aura peut-être une première baisse au printemps selon les emblavements américains. On est aussi logiquement en régression sur le marché du sucre. C'est le Brésil qui en est le facteur majeur. En dehors de cela, l'interrogation prépondérante c'est la Chine. Dans la mesure où ce pays est plus que jamais la clé de tous les marchés.

FLD : Pourquoi la Chine est-elle la clé de tous les marchés ?

P. C. : La Chine est le premier consommateur, importateur, parfois producteur mondial. Le premier consommateur mondial de minerai de fer, de soja, de coton, laine, etc. Et elle le devient sur de nombreux marchés agricoles dont elle est aujourd'hui un client essentiel. Je pense aux produits laitiers : le prix du lait en France est conditionné par le prix de vente de la poudre de lait néo-zélandais sur la Chine. Elle sera peut-être le premier importateur mondial de blé devant l'Egypte. Elle est devenue un importateur notable de maïs et le premier exportateur mondial de jus de pomme congelé. A lire Denis Loeillet, le chantre de la banane, la Chine n'est pas un facteur majeur du marché de la banane. Pour les fruits et légumes, on ne peut pas dire qu'il y ait des flux mondiaux. Je ne pense pas que la Chine joue un rôle...

FLD : Quel est l'avenir pour la Chine ?

P. C. : Nous avons une interrogation majeure à propos du taux de croissance de la Chine. Je table sur une augmentation de 8 % pour 2014, ce qui est plus élevé que la plupart de mes camarades qui font également de la prospective. Jamais nous n'avons été dans un monde aussi instable. C'est un point très important qui touche aujourd'hui l'ensemble des marchés mondiaux, y compris les marchés agricoles. La filière fruits et légumes y est habituée. Les producteurs n'ont pas tellement profité de la politique agricole commune. Or la Pac a offert un extraordinaire filet de stabilité aux productions agricoles mais les fruits et légumes n'ont pas bénéficié des mesures de gestion des marchés de la Pac. L'instabilité des prix des fruits et légumes, c'est quelque chose qui a toujours existé. Il y a donc une certaine forme de spéculation. Le monde des fruits et légumes a une habitude de saisonnalité des produits, une habitude à vivre avec des prix instables que le reste du monde agricole n'a découverts ou redécouverts que très récemment. L'instabilité du prix du blé, cela remonte par exemple à l'été 2006.

FLD : On s'est donc mis à spéculer sur les matières premières agricoles ?

P. C. : Non. La spéculation est la conséquence de la fin de la gestion des marchés par Bruxelles. Je vous rappelle qu'à partir du moment où je suis dans un univers instable, où je sais que demain le prix sera différent d'aujourd'hui, alors je suis obligé d'anticiper, donc de spéculer. Speculare en latin, cela veut dire regarder en avant, c'est se projeter en avant. Un producteur de fruits et légumes, c'est par essence quelqu'un qui spécule. Je sais bien qu'aujourd'hui nous introduisons une spéculation d'ordre financier. Elle fait partie du jeu, elle est nécessaire.

FLD : Pourquoi est-elle nécessaire ?

« La spéculation est la conséquence de la fin de la gestion des marchés par Bruxelles. »

P. C. : C'est la spéculation qui apporte la liquidité au marché. Regardez ce qui se passe après 2006 sur le marché du blé en Europe. Il a fallu que viennent des gens capables de porter le risque, des spéculateurs financiers. Il y a eu historiquement des marchés à terme de certains fruits et légumes aux Etats-Unis. Plus précisément à Chicago pour l'oignon et la pomme de terre. Historiquement, la pomme de terre a toujours été l'un des produits les plus spéculatifs qui soit.

BIO EXPRESS

Né le 22 octobre 1951, Philippe Chalmin est diplômé de HEC en 1974, il est agrégé d'histoire, docteur d'Etat ès lettres et sciences humaines. Il est conseiller du commerce extérieur de la France (1993), membre du Conseil de prospective européenne et internationale pour l'agriculture et l'alimentation (2003), consultant de la Banque Mondiale, et membre du Conseil d'analyse économique auprès du Premier ministre. Il est également président de l'Observatoire des prix et des marges. Il est chevalier de l'ordre de la Légion d'honneur, de l'ordre national du mérite et de l'ordre du mérite agricole. Il est aussimédaillé d'or de l'Académie d'Agriculture. Il a écrit de nombreux ouvrages sur le marché des matières premières.

FLD : Et la banane ?

P. C. : C'est un cas très particulier. Le marché de la banane a été éminemment une histoire politique. Il est fascinant à bien des égards. Pendant longtemps, au niveau mondial, ce marché a été dominé par un petit oligopole de trois compagnies. Elles avaient intégré verticalement la banane au moins dans ce que l'on appelait la zone dollar. Elle a été longtemps l'un des grands fruits de l'échange international, cela l'est moins aujourd'hui. Le cartel des compagnies n'a peut-être plus la puissance caricaturale qu'il avait il y a quelques décennies. Ce qui s'est passé en banane est une des causes célèbres du droit international puisque cela a été la condamnation du système banane de l'Europe au niveau de l'OMC. Car l'Union européenne a voulu protéger sa banane en donnant un accès privilégié aux anciennes colonies.

FLD : Vous êtes président de l'Observatoire des prix et des marges, y a-t-il vraiment une transparence sur les prix ?

P. C. : Dans le domaine des fruits et légumes, nous avions déjà un suivi, donc ce n'est pas là que les progrès les plus grands ont été faits. En revanche, ce qui est sûr, c'est que le rapport de l'Observatoire a peu d'équivalent au niveau international en termes de base de données, d'analyse des prix à tous les moments de la filière. Notre rôle est d'être un outil de transparence et d'échanges. En France, on a une très mauvaise tradition de méfiance entre tous les opérateurs d'une filière. On est le seul pays où les négociations annuelles de prix donnent lieu à pareil psychodrame. Le grand progrès de l'Observatoire, c'est d'avoir pu sortir les marges nettes des rayons de la grande distribution. Un rayon fruits et légumes a un chiffre d'affaires au mètre carré plus faible que tous les autres rayons : il y a en effet le réassort, les frais de personnel plus importants et il y a un niveau de freinte (écart d'inventaire et pertes liées à la maintenance et à la logistique) beaucoup plus conséquent que dans d'autres rayons.

FLD : C'est une sorte d'interprofession ?

P. C. Non. Il n'y a pas d'accord derrière. L'Observatoire n'a pas de pouvoir de sanction. Il est simplement un lieu de dialogue pour bâtir la confiance. Il faut de la transparence, c'est tout. Ces interprofessions ont peut-être le défaut en France d'avoir été institutionnalisées par l'Etat et ont longtemps été vécues comme une courroie de transmission des décisions publiques. Là, pour l'Observatoire, l'originalité de la structure tient à son président car on a nommé quelqu'un de totalement indépendant. Je pense que ce ne serait pas bon d'avoir quelqu'un du métier. Il ne faut jamais mettre un indigène comme gouverneur colonial ! Je suis quelqu'un d'irresponsable donc je suis dans mon rôle de fou du roi ou de poil à gratter. L'Observatoire n'a pas de pouvoir de décision, il n'a qu'un possible pouvoir de nuisance éventuelle. On publie un rapport et je peux intervenir dans ces moments-là. Si la grande distribution a accepté de jouer le jeu, ce n'est qu'après l'édition du premier rapport de l'Observatoire.

FLD : Votre dernier livre s'intitule “Crises”. Quel est le sens de cet ouvrage ?

P. C. : C'est un tout petit ouvrage facile à lire, ce sont trois chapitres d'un cours que je donne à l'université Paris Dauphine dans le XVIe arrondissement en première année sur l'histoire de l'économie du monde au XXe siècle. J'ai été frappé au moment du déclenchement de la crise de 2008 de voir la presse faire des comparaisons avec celle de 1929. Or, pour moi, la crise de 2008 est une crise majeure : la troisième du monde contemporain. Car, s'il y a eu 1929, il y a eu aussi 1974. Celle-ci est une crise tout aussi importante même si macroéconomiquement elle a été moins marquée que 1929 ou 2008. L'année 1974 a été porteuse de ruptures tout aussi conséquentes que les deux autres. Donc je suis parti de ces trois crises, d'abord pour les raconter mais aussi pour les comparer et les analyser de manière à en tirer toutes les conclusions. L'intérêt est ainsi de confronter cela à la lumière de la crise de 2008 dont nous ne sommes pas encore sortis. Cette analyse est portée au niveau global mais aussi au niveau français. Car la France, face à ces crises, a toujours eu un comportement particulier. Elle est moins touchée que les autres, donc la crise est moins violente au point de pouvoir se dire que la crise, c'est les autres. Mais elle est beaucoup plus longue dans la mesure où on est dans une phase de déni. On refuse d'agir et donc la crise en France en général met plus longtemps à se terminer. 2008 illustre ceci de manière totalement parfaite dans le cas français.

FLD : Vous avez d'autres ouvrages en cours ?

P. C. : Oui, mon prochain livre aura pour titre “Les sanglots de l'automne”. Le sujet sera le malaise français. Il aura pour ambition d'essayer de montrer que la France est un cas complexe.Quelque part, la crise révèle l'impasse dans laquelle se trouve le modèle français. C'est aussi un vrai changement de nos mentalités. La France est un pays très particulier. Elle a bâti un modèle, qui a admirablement fonctionné et qui est, au fond, le seul modèle soviétique qui ait bien marché. Les Français ont mis toute leur confiance dans l'Etat. Et la puissance publique est l'intermédiaire incontournable des relations entre les Français. Finalement, pendant longtemps, l'Etat a parfaitement rempli son rôle. Le modèle français arrive à son apothéose à la fin des Trente Glorieuses au moment de la crise de 1974. Aujourd'hui, nous sommes dans l'impasse et ce ne sont pas des petites réformes qu'il faut mais bien un changement total de mentalité. La France est en situation de dépression collective et les Français ne font même plus confiance à leur système public. Les grands piliers sont en train de s'effondrer car c'est un siècle d'histoire qu'il nous faut balayer et reconstruire.

DANS L'ŒIL DU RAPPORT CYCLOPE 2014

Le rapport Cyclope est rédigé par une équipe internationale d'une soixantaine d'experts réunis autour de Philippe Chalmin. Il est rédigé en français, anglais et chinois. En mai 2013 est sorti cet opuscule sous le titre “Crises et châtiments”. Pour l'heure le tout nouvel ouvrage n'a pas encore trouvé son titre, en revanche les premières prévisions ont déjà fait l'objet d'une publication : 2014 s'annonce avec une croissance économique mondiale en hausse de 3,5 %. Selon les experts, « le monde n'a guère fait de progrès en matière de gestion de l'instabilité » et « la coordination économique internationale demeure largement un vœu pieux ».

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