« Du bâton de berger à la souris d’ordinateur »
La thèse d’Émilie Richard-Frève a mis en lumière l’influence des normes sur l’évolution du métier de berger transhumant.
La thèse d’Émilie Richard-Frève a mis en lumière l’influence des normes sur l’évolution du métier de berger transhumant.
« Du bâton on passe à la souris, avec les conséquences que ça peut avoir », « Les primes, ça fausse tout » s’expriment des bergers rencontrés par Émilie Richard-Frève depuis 2004, moment où elle commence à faire bergère en parallèle de ses études. Ces déclarations et l’évolution des normes administratives l’amènent à réaliser une thèse en immersion entre 2014 et 2020, sur la bureaucratisation du métier de berger ovin viande transhumant dans le Sud-Est de la France. « La thèse s’adresse aux éleveurs, bergers, techniciens, ingénieurs, hauts fonctionnaires travaillant sur les politiques publiques… mais peut intéresser tout le monde, car beaucoup de professions vivent des changements similaires ». « Ce qu’il faut retenir ? Peut-être que quand des normes sont imposées, par exemple dans le cadre de la Pac, l’individu n’est jamais vraiment seul à les recevoir, car il appartient à un groupe professionnel qui encourage aussi des normes. Les normes publiques imposées peuvent donc être en contradiction avec celles du groupe professionnel, dont le regard compte et influence la gestion individuelle des normes. Elles peuvent aussi être en contradiction avec les principes de l’éleveur créant des tensions dans le travail ».
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Le métier de berger transhumant du Sud-Est a déjà connu des évolutions majeures au cours des derniers siècles. En particulier, il est passé à la fin du XIXe siècle d’une production tournée vers la laine et le fumier à un élevage pour la viande. Le métier se situe cependant à un tournant important, depuis plus de vingt ans, étant aux prises avec un phénomène de bureaucratisation qui entraîne de grandes transformations dans les pratiques et les représentations des bergers.
En fait, jusqu’au début des années 2000, la profession des bergers du Sud-Est avait plutôt été épargnée par les révolutions agronomiques qu’avaient connues les autres secteurs agricoles. Il était possible de pratiquer le métier avec peu de matériel, en remplissant peu de papiers, et en ayant peu de normes à respecter. Une majorité d’individus se disaient être des bergers et non des éleveurs, disant pratiquer ce métier, « un mode de vie », « par passion ». À partir de cette période, un processus de normification de cette filière s’observe et les bergers vivent en peu d’années les grands changements productivistes qu’avaient connus les autres professions agricoles. Le mode de versement des primes se complexifie avec l’arrivée de la notion de la « multifonctionnalité de l’agriculture » qui donne lieu à des subventions versées pour des fonctions qui se détachent de l’acte de production, et au principe de l’écoconditionnalité.
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Les Droits à paiement unique (DPU), mis en place en 2007, suivent cette tendance et proposent des aides uniques basés sur les terres. « À une époque, certains auraient arrêté de faire des agnelages recevant assez de revenus des primes », explique l’auteure. Selon les bergers cités : « Les primes récompensent les mauvais élèves et ne récompensent pas assez les bons élèves pour le bon travail accompli ! ». Ces primes sont illogiques selon beaucoup d’éleveurs.
« Entre 2007 et 2014, les bergers vont être déstabilisés par un lot d’obligations croissantes : le puçage électronique, les bons de transport, des normes environnementales, sanitaires, le plan loup… » écrit-elle. En réponse à ces changements, des éleveurs créent le collectif « Liberté de l’élevage » et d’autres mouvements de contestation comme « faut pas pucer ». « De nombreuses manifestations ont lieu et critiquent les normes en croissance et les tâches administratives incompréhensibles. Même les politiques se rendent compte du problème », souligne-t-elle. Les différentes PAC s’enchaînent à un rythme trop élevé.
Comment ont réagi les bergers ?
La chercheure décrit plusieurs stratégies adoptées par les bergers pour gérer ces changements. Au début des années 2000, les stratégies de transfert des tâches administratives aux femmes du foyer et un déni du changement « on ne cherche pas à comprendre » sont privilégiées, avec le bricolage des normes afin de sauvegarder la noblesse du métier. À cette époque, comme le soulignent les bergers : « les primes ne font pas partie du métier ». Entre 2006 et 2013, la stratégie de disparition de la profession est adoptée par certains tandis que d’autres apprennent les nouveaux processus. Certains intériorisent progressivement les normes publiques et changent leur logique d’action. La prise en compte des primes dans le travail devient « normale ». Entre 2013 et 2020, l’optimisation des primes pour maximiser ses revenus devient plus acceptée et il peut être valorisant de savoir jouer avec les primes. Les réformes vécues à répétition qui demandent toujours plus d’apprentissages administratifs ont amené certains à se résigner et à ne plus vouloir se battre pour défendre leurs principes. « C’est comme ça » disent-ils. Le transfert des tâches administratives se poursuit, mais il se réalise davantage vers des experts et des techniciens, vu la complexité des procédures à réaliser de surcroît sur Internet.
Repère
Le rapport Herviaux, rendu au Sénat, en 2016, décrit la réglementation excessive du secteur agricole et souligne la nécessité d’une simplification. « Cette réglementation découle de différentes législations et à divers niveaux de gouvernance (européen, national, départemental…). Ce cumul de normes, parfois en contradiction, rend la pratique du métier d’agriculteur complexe sans se sentir dans l’illégalité. Ils disent se sentir « coincés pas cette situation », confirme Émilie Richard-Frève.
Une nouvelle Pac déstabilisante
La chercheure décrit plusieurs phénomènes expliquant l’évolution des stratégies adoptées par les bergers. Elle identifie notamment un changement important de générations en activité qui a modifié les normes professionnelles. Ceci s’observe dans les changements des pratiques et un rapport à l’animal et au travail transformé. « Maintenant, au sein du groupe professionnel, plus de manières de faire et d’être sont acceptées. Il y a moins de consensus majoritaire sur comment réaliser le travail. Cela modifie la latitude d’actions dans la gestion des normes publiques et facilite progressivement des ajustements à la situation problématique du départ ». Cependant, cette chercheure conclut que cette situation d’ajustement peut être réversible et que la prochaine réforme de la Pac pourrait déstabiliser à nouveau cette filière.