Élection présidentielle en Argentine
Une tempête ultralibérale nommée Milei
Le credo ultralibéral du nouveau président de l’Argentine est du pain béni pour les fermiers et les exportateurs de grains du pays sud-américain. Le retour en force sur le marché mondial de l’origine argentine en soja, maïs, blé et tournesol d’ici à 2027 est dans toutes les têtes.
La victoire surprise du candidat d’extrême droite ne doit rien aux questions identitaires, mais tout au désir de dégagisme du pouvoir en place. Ce rejet du modèle social péroniste, les agriculteurs, en majorité, l’ont maintes fois exprimé ces vingt dernières années, à la tribune et sur les routes. Mais de quoi en ont-ils marre au juste ? Enquête.
Un système monétaire en voie d’évolution
L’arrivée au pouvoir en Argentine de l’ultralibéral Javier Milei sera porteuse, c’est peu dire, pour la filière grains : d’abord le remplacement du système monétaire actuel, opaque avec de multiples taux de change officiels du peso argentin avec le dollar US ou l’euro, par un système à taux de change unique des devises ; puis la baisse, voire l’élimination, des taxes à la douane prélevées sur les embarquements de soja et de céréales ; et, enfin, la dérégulation totale des flux exportés. Voilà les trois axes de la « politique agricole » de Javier Milei qui devait être investi le 10 décembre.
Du seul fait de l’adoption de cette première mesure, le revenu des céréaliers argentins doublerait, au moins. « Le cours du blé physique rendu Bahía Blanca, au 30 octobre, était à 110 000 pesos, soit exactement le même prix que celui indiqué par la Bourse du commerce de Rosario », explique Pablo Gistenet, le référent Marché céréalier du syndicat des Confédérations rurales argentines (CRA). Lui cultive 1 200 hectares (ha) en fermage au centre de la province de Buenos Aires, à 320 kilomètres de Bahía Blanca, port situé sur la façade Atlantique. Combien valent ces 110 000 pesos argentins ? 100 €/t, en fonction du taux de change réel (celui de la rue) coté ce jour-là, c’est-à-dire 1 € pour 1 100 pesos ?… Ou bien 285 € la tonne, en fonction du taux de change officiel de la Banque centrale de la République argentine (BCRA) pour qui 1 € valait, ce jour-là, 350 pesos argentins ? La bonne réponse est la première. La deuxième est un gros mensonge ! Personne, jamais, n’échangera à Pablo Gistenet les 110 000 pesos que lui verse sa coopérative ou Cargill, par exemple, contre 285 €, ni même la Banque centrale argentine ! Pablo facture donc bien 100 € la tonne pour son blé, moins les 10 €/t du coût de fret routier à sa charge. Certes, le coût des intrants et celui de la main-d’œuvre locale sont eux aussi tirés vers le bas par ce taux de change officiel artificiellement favorable à la devise locale. Le salaire de base en Argentine, c’est 250 € par mois… Mais les fournisseurs de semences et d’engrais, eux, se fient davantage au cours du dollar US qu’à celui du peso au moment de mettre un prix à leur marchandise, et ils prennent même de l’avance…
On comprend donc l’impact sur le revenu des céréaliers argentins qu’aura, à partir du 10 décembre et jusqu’en 2027, l’utilisation d’un seul taux de change des devises. À l’heure où nous mettions sous presse, ce n’était pas chose faite mais cette promesse de campagne électorale n’a pas été faite à la légère.
Vers une progression de la production ?
Aparté politique : impossible de comprendre le phénomène Javier Milei… et l’impact de son arrivée au pouvoir sur les récoltes attendues de la Ferme Argentine à l’export…, ce chroniqueur télé élu président de la République, le 19 novembre, tel un Éric Zemmour à perruque ayant réussi, sans évoquer la courte parenthèse libérale de l’ex-président argentin Mauricio Macri (2026-2019). En effet, les mesures phare promises par Milei pour l’agrobusiness [le Campo] sont exactement les mêmes que celles appliquées par Macri en son temps : unification des taux de change, suppression de la taxe à la douane sur les céréales et, enfin, liberté de commerce extérieur absolue.
Or, de 2016 à 2019, les récoltes de blés ont doublé, passant de 11,3 millions de tonnes (Mt) à l’issue de la campagne 2015-2016, à 19,7 Mt à l’issue de celle de 2019-2020, selon les chiffres officiels. « Les récoltes de maïs ont augmenté dans cet intervalle de 50 % environ », rappelle Ricardo Negri, ex-secrétaire d’État à l’Agriculture de Macri (lire entretien).
À l’époque, début 2016, l’unification des taux de change avait été décrétée du jour au lendemain par le ministre de l’Économie Prat-Gay (ex-JP Morgan) tout comme l’élimination des taxes à l’export de blé et de maïs, deux mesures chocs suivies d’effets positifs immédiats dans les champs de la région pampéenne. Les agriculteurs ont surtout apprécié, alors, un certain climat de visibilité leur permettant de faire leurs investissements sereinement. Javier Milei devrait faire de même et tout aussi vite, dès le 10 décembre, quoique sa marge de manœuvre semble plus étroite que celle de Prat-Gay en ce qui concerne les taxes à l’export : l’équilibre des comptes publics argentins, très fragile, en dépend trop.
Le courtier en grains Ernesto Crinigan assure qu’avec ces conditions promises, drastiquement favorables pour la filière, « l’Argentine peut très vite monter en puissance au niveau des volumes récoltés et il y a une sous-utilisation actuelle énorme de la capacité de notre parc industriel : la meunerie et surtout la trituration de protéagineux dans la région de Rosario », dit-il.
En Argentine, depuis des mois, les céréaliers ne vendent leurs grains qu’en cas de besoin urgent de trésorerie. Dans ce contexte, les ventes au noir sont légion sur le marché interne mais aussi sur le marché international, transitant par camion, vers le Paraguay et le Brésil, là où il n’y a pas de taxe à l’export, ou encore, plus simplement, « sans même passer par la Banque centrale argentine (BCRA), ceci pour capter la valeur réelle des grains ». Cette dernière hypothèse est formulée par un ponte du syndicalisme agricole argentin dont nous tairons le nom.
Le gouvernement argentin, qui a besoin de devises étrangères pour stabiliser son système monétaire, a stimulé les exportations de grains au cours des derniers mois – forcément chiches à la cause de la sécheresse qui aura marqué la campagne de soja-maïs 2022-2023 – par l’application toujours provisoire (de 20 à 30 jours) d’un taux de change revalorisé au fil des mois de 400 pesos pour 1 euro, puis à 500, puis à 600 pesos pour 1 €, par le biais de Plans dollar Agro-export successifs. Le dernier décret en date court jusqu’au 10 décembre, date de l’investiture du nouveau président de la République. Le décret précédent, du même genre, avait été en vigueur, lui aussi, durant 20 jours… jusqu’à la date du deuxième tour des élections présidentielles, le 19 novembre ! « C’est cela, le long terme, en Argentine… », ironise tristement Pablo Ginestet.
Les céréaliers de la Pampa finissent forcément par vendre toute leur marchandise, au goutte à goutte, « assis » sur un bien coté en monnaie étrangère alors que leur monnaie nationale, elle, est sans cesse dévaluée. C’est cela, leur drame. Sauf pour les filous (lire encadré plus bas). « Les prix au tableau par la Bourse du commerce de Rosario, place de formation du prix des grains en Argentine, sont décidés par cinq ou six types assis autour d’une table », lâche José Casado, porte-parole du syndicat d’agriculteurs Carpab (celui des agriculteurs de La Pampa et de Buenos Aires).
« L’entente sur les prix des exportateurs de grains, cela fait trente ans que nous la dénonçons, renchérit Pablo Gistenet. Les places de marché physiques que constituaient les parquets (pits) des bourses aux céréales de Buenos Aires et de Rosario ont été remplacées par les nouveaux moyens de communication. » « Aujourd’hui, malheureusement, je reçois les cotations des céréales sur ma messagerie Whatsapp et curieusement, que ce soit à Bahía Blanca ou Rosario, ce sont exactement les mêmes, au peso près et toujours au rabais », témoigne Martín de Velasco, le secrétaire de Carbap.
Un Français en Argentine
Sergio Listello était agriculteur dans le Tarn, sur 90 ha, quand il a émigré en Argentine, en 1986, pour fonder une estancia de polyculture-élevage à Charata, au Chaco, qu’il codirige aujourd’hui avec son fils aîné, Nicolas, sur 1 400 ha d’un tenant, dont 680 ha en céréales et oléagineux. « Je vends chaque année mes 2 000 tonnes de maïs à la coopérative Agriculteurs fédérés argentins (AFA) qui les exporte. Je lui livre le maïs et le soja au moment de la récolte et plus tard pour profiter de la baisse du prix du transport routier en saison creuse et des ristournes offertes par ma coop. Le blé est semé fin mai et récolté début novembre. Les blés du nord-est de l’Argentine sont les premiers récoltés du pays. Le cours du physique est actuellement à 220 dollars états-uniens au taux officiel, mais en réalité, cette somme de pesos en vaut la moitié en dollars billet… Nous spéculons forcément sur une dévaluation annoncée de la monnaie argentine. »
Dans le nord de l’Argentine, le coût de commercialisation des céréales incluant les frais logistiques et les impôts locaux, va de 20 à 25 $US. Pour le soja, cela passe, mais pour un maïs vendu à 95 $US, cela fait beaucoup. Donc les ventes sont décalées au maximum à l’affût d’opportunités. « Quand le cours du tournesol est à 145 000 pesos pendant les semis alors que celui du soja est à 185 000 pesos, on y voit de la magouille entre exportateurs, forcément ! », dénonce l’expatrié.
En Argentine, l’huile de tournesol pèse lourd dans le panier des ménages. Maintenir son prix au plancher convient autant aux exportateurs, qui « font la fête » à l’export, qu’au gouvernement fédéral qui défend ainsi le pouvoir d’achat de ses citoyens-électeurs. Le cours du tournesol affiché par les bourses aux céréales du pays est un exemple type d’une entente sur les prix. « Les raffineurs d’huiles de soja et de tournesol font leurs marges au goutte à goutte. Ils savent que nous, les fermiers, avons des besoins de trésorerie tout au long de l’année et que, quoi qu’il arrive, nous leur vendrons tous nos grains. À l’époque de la récolte de soja, ils l’ont déjà achetée. Par exemple, quand l’exportateur AGD (Aceite General Deheiza) et les autres ABCD payaient 120 000 pesos la tonne de soja, ma coop (AFA) m’offrait 140 000 pesos, exportant elle-même ses grains et y trouvant une marge suffisante pour faire ses opérations à l’export », témoigne Serge Listello.
Le nouveau président des Confédérations rurales argentines, Carlos Castagnani, nous a dit le 8 novembre, à Buenos Aires, à peine nommé, qu’il travaillerait avec les parlementaires et les gouverneurs des provinces pour parvenir à abaisser graduellement le niveau de la taxe sur les exportations de grains. Un travail de longue haleine même avec le président Milei dans sa poche.
« L’Argentine peut très vite monter en puissance au niveau des volumes récoltés », estime Ernesto Crinigan, courtier en grains
« L’entente sur les prix des exportateurs de grains, cela fait 30 ans que nous la dénonçons », déplore Pablo Gistenet (CRA)
3 questions à Ricardo Negri, ex-secrétaire d’État à l’Agriculture de l’Argentine
« Une gym financière qui nous éloigne des objectifs agronomiques »
En Argentine, Ricardo Negri, alias Ricky, n’est pas n’importe qui. Ce céréalier installé sur 10 000 ha a été le secrétaire d’État à l’Agriculture (2016-2017) puis le directeur de l’Autorité sanitaire nationale (2018-2019) sous la présidence de Mauricio Macri (libéral de droite), après avoir été dix ans durant le chef du service R & D de l’association argentine des consortia d’expérimentation agricole qui regroupe 2 200 grands fermiers argentins. Ricky « joue le match », dit-il modestement.
La Ferme argentine comprend 155 millions d’hectares (Mha) de SAU dont 25 Mha affectés aux céréales et oléagineux. Le cadre fiscal et monétaire du pays fait que les producteurs de grains y perdent gros tandis qu’une poignée de grosses sociétés feraient de belles affaires en contournant le système. Est-ce ainsi ?
Toutes les sociétés sont soumises à une gymnastique financière permanente qui nous éloigne des objectifs de production au champ. Depuis 2003 à aujourd’hui, il y a eu de la part des pouvoirs publics une volonté d’altérer à la baisse le prix des grains sur le marché local et, donc, celui des viandes, par rapport à leur valeur sur le marché mondial, ceci sous le double effet des taxes à l’export des grains et du déphasage du taux de change officiel par rapport à celui du marché. Soyons francs : la taxe à l’export rapporte du « cash solide » [euro ou dollar] au fisc argentin, tandis que le coût bas des aliments provoqué par de telles mesures assure une certaine fidélité électorale de base, quoique le résultat du dernier scrutin tenu en Argentine le dément. Voilà pourquoi les céréaliers argentins facturent actuellement leur blé environ 100 €/t quand celui-ci est vendu à hauteur de 250 €/t hors des frontières de leur pays.
Le gouvernement argentin, qui ponctionne la valeur de la cargaison de grains d’un vraquier sur trois sortant des eaux du fleuve Paraná, compense-t-il là son incapacité à lever l’impôt sur le revenu auprès des agriculteurs, dans ce pays si vaste où l’évasion fiscale passe pour un sport national à cause d’une certaine mentalité napolitaine ou gauchesque, en tous les cas individuelle ?
C’est faux ! Cela, c’est un argument d’ordre politique justifiant l’existence même de ces taxes à l’export. Cependant, la manne issue de l’impôt sur le revenu auprès des céréaliers argentins est misérable, car il ne reste que des miettes après ce tsunami fiscal et monétaire.
La Banque centrale argentine verse actuellement 600 pesos aux exportateurs pour chaque dollar encaissé par eux, alors qu’elle, elle en encaisserait 1 000. Les exportateurs cherchent-ils à zapper la banque centrale argentine ?
C’est encore plus compliqué que cela avec l’existence d’une dizaine de taux de change de devises officiels locaux actuels dont je vous épargne les noms de poisson. Les liquidations des exportations de grains sont découplées : 30 % à tel taux de change et 70 % à tel autre… Et puis, la semaine, suivante, c’est du 50 %/ 50 %. En gros, presque tous les jours, le code de cette gymnastique diffère.
Soja non OGM : flagrant délit de fraude fiscale à San Pedro
Le port de San Pedro, situé sur la berge du fleuve Paraná, entre Buenos Aires et Rosario, est le seul endroit de l’Argentine d’où l’on expédie vers l’Europe et la Russie du soja certifié non OGM.
La Dépêche-Le Petit Meunier arrive dans le port San Pedro avec préavis, mais non invité et dans l’heure qui suit, tel un lapsus factuel, notre visite coïncide avec celle d’un inspecteur du fisc de la province de Buenos Aires (Arba) qui nous dira, après la visite, faire ce travail comme un « hobby ». Entre-temps, il se fait gronder par le directeur du port de San Pedro, Dante Ambrogi : « Tu pourrais quand même inspecter nos opérations, il s’agit d’un port public, propriété de la province de Buenos Aires ! », lui a-t-il reproché.
La culture de soja non OGM reste une rareté en Argentine. 427 agriculteurs en ont cultivé lors de la saison 2020-2021, sur une surface totale de 369 402 ha, soit 2,68 % de la sole argentine de soja, selon le ministère de l’Agriculture argentin.
Un seul cultivateur-stockeur-exportateur domine le marché, la société Kumagro. Son président-directeur général est Daniel Grobocopatel, cousin du célèbre Gustavo Grocopatel, alias le « roi du soja ». En Argentine, Daniel passe, lui, pour le « roi du soja non OGM ».
La prime que ce dernier verse aux agriculteurs pour leur soja certifié non OGM tournerait autour de 20 US$/t. Sachant que les importateurs européens lui paieraient une prime de 300 $/t pour ses farines de soja garanties sans OGM, la marge de l’intermédiaire paraît gonflée.
« C’est le business de sa vie », raconte Dante Ambrogi, le directeur du port de San Pedro, dont Kumagro loue les silos à la province de Buenos Aires, et charge en moyenne deux vraquiers par mois qui partent vers la Norvège et la Russie. « Entre 500 000 et 700 000 t de soja non OGM par an », selon lui.
À quel taux de change ses clients européens acheteurs de soja non OGM, notamment les éleveurs de saumons de Norvège, versent-ils à Daniel Grobocopatel son dû ? Le font-ils via la banque centrale argentine, ou enjambant celle-ci ? Peu après, nous nous sommes rendus au siège de Kumagro, à 400 km de là, à Carlos Casares, pour le savoir, où son directeur Semences, Obdulio san Martín, nous a reçus sans rien nous dire autour d’un café. Un mois plus tard, il était nommé directeur national de l’Institut argentin des semences.
« La plus-value pour la certification non OGM », décrypte Ricardo Negri, échappe au fisc argentin. Il affirme, cependant, qu’il n’y a pas d’opérations d’exportation de grains depuis l’Argentine qui soient réalisées « au noir ». Mais en ce qui concerne le marché intérieur… les camions transitant d’Argentine vers le Paraguay et le Brésil…, c’est un autre tour de manche.