Lunettes
Après trois semaines d’émeutes dans les quartiers dits difficiles de certaines banlieues de la capitale et des grandes villes; il n’a pas échappé à l’œil avisé des politologues que l’intervention télévisée —tardive— et, de ce fait, très attendue du Président de la République du lundi 14 novembre au soir a battu tous les records d’audience. Qu’on en juge: 83,6% de téléspectateurs, soit 22 millions de personnes ont suivi les quatorze minutes de son allocution. Selon Médiamétrie, ils étaient ainsi 9,5 millions sur TF1 (36% de part d’audience), 5,4 millions sur France 2 (20,7%), 3,9 millions sur France 3 (14,6%) et 3,21 millions sur M6 (12,3%). Sans compter les reprises ou extraits sur les chaînes non hertziennes. Et le lendemain, comme à l’ordinaire, dans la presse ou sur les ondes, toute la gamme de commentaires s’en est donnée à cœur joie : du traditionnel jugement franchement hostile et sans nuances, au flagorneur, voire au dithyrambique, en passant par l’équilibriste sachant ménager chèvre et chou jusqu’au prudent «p’têt’ ben qu’oui, p’têt’ ben qu’non» qui est loin d’être l’apanage des seuls Normands. Bref, rien de nouveau sous le soleil, il en est ainsi chaque fois qu’une personnalité politique de premier plan intervient et a fortiori à un moment particulièrement crucial. Chacun y allant, non pas de son point de vue personnel et objectif, mais celui exprimé à l’avance par sa propre chapelle politique. En revanche et à l’unanimité, tous ces commentateurs de droite, comme de gauche et du centre, se sont focalisés sur le nouveau look du Président : imaginez-vous, il avait chaussé des lunettes ! Etait-ce pour mieux regarder la France au fond des yeux ? En fait, des lunettes d’apparence ordinaire, alors que l’on aurait pu s’attendre à des lunettes de plongée vu la force de cette prévisible tempête, voire des lunettes de protection pour s’approcher des brasiers allumés par les émeutiers. Et tous les spécialistes ès bésicles, carreaux et autres binocles élyséens de rappeler que, pour lire les textes qui défilent devant lui sur un prompteur, jusqu’à présent, les lentilles que porte habituellement le Président lui suffisaient. Mais avec l’âge, qu’il n’est pas rare à l’occasion de déplacements ou d’entretiens de le voir chausser des lunettes pour plus de confort. D’ailleurs avant que sa fille Claude, chargée de sa communication, ne le «relooke» pour lui donner un coup de jeune dans les années 80, Jacques Chirac portaient des lunettes. Donc pas de quoi en faire tout un fromage! Mais la santé des Présidents en France, comme on l’a vu au cours des derniers septennats, étant un sujet tabou, cette fameuse paire de lunettes a permis à nombre de commentateurs d’ergoter de long en large sur celle du Président en allant interroger des spécialistes de la vision. C’est clair : dans la guerre sans merci et onéreuse que se livrent lunetiers et fabricants de lentilles cornéennes, Jacques Chirac a choisi officiellement les premiers : une pub qui vaut son pesant d’or. Désormais, l’on peut s’attendre à ce que les «fashions victims» partent à la recherche de la paire à montures d’écaille identique à celle portée par le Président. Espérons simplement pour notre part, au-delà de cette médiocre histoire de montures, que la France redonne au monde une meilleure image d’elle-même (en anglais, lunettes se dit... spectacles). Sinon les étrangers par crainte d’y venir —comme dans ces chaudes contrées qui regorgent de serpents à lunettes— se contenteront-ils de la regarder de loin avec des jumelles. Voire une longue-vue.