Marché mondial des grains
Marché mondial des céréales - Sebastien Abis : « Le danger, c’est l’interdépendance sans coopération ni solidarité »
Spécialiste de la sécurité alimentaire mondiale et prospectiviste, Sébastien Abis répond à nos questions dans le contexte de guerre en Ukraine, qui a remis sur la scène médiatique la question de la sécurité alimentaire mondiale, et du lien entre agriculture et géopolitique.
Spécialiste de la sécurité alimentaire mondiale et prospectiviste, Sébastien Abis répond à nos questions dans le contexte de guerre en Ukraine, qui a remis sur la scène médiatique la question de la sécurité alimentaire mondiale, et du lien entre agriculture et géopolitique.
Après six mois de guerre en Ukraine, quels sont les principaux enseignements que la France et ses entreprises du secteur agri/agro doivent tirer de ces événements ?
Sébastien Abis - D’abord et avant tout, il n’est pas possible d’ignorer les dynamiques géopolitiques qui se déploient sur la planète. Celles et ceux qui pensent qu’il serait possible de s’affranchir des réalités du monde extérieur se trompent. La guerre en Ukraine montre que l’agriculture – dans ce pays, en Europe, en France et dans n’importe quelle filière ou région – peut être impactée par des événements n’ayant pas directement de lien avec le secteur. C’est ce que j’appelle la "désagricolisation" croissante des affaires agricoles et alimentaires mondiales. Et dans ce registre, les variables géopolitiques, géoéconomiques ou technologiques peuvent comme le climat faire voler en éclats des situations, des projets et des orientations. Plus largement, et comme je l’ai dit depuis le printemps 2022, cette guerre en Ukraine sonne la fin des "Trente Glandeuses" en Europe. Il va falloir comprendre que produire compte et que des secteurs sont stratégiques dans la durée. L’agriculture devrait donc se reclasser dans les agendas politiques européens. J’utilise le conditionnel car nous avons eu tendance à être aussi amnésiques que naïfs ces dernières années. Le monde n’est ni en train de sortir d’une dépendance à l’alimentaire pour se nourrir et être en vie, ni en train de se pacifier et se simplifier. Autre élément qui me paraît essentiel : des leçons doivent être tirées à propos de l’Ukraine. Au-delà des émotions que suscitent le conflit et des combats pour la liberté et la souveraineté de ce pays qu’il faut mener, l’Union européenne et la France, y compris au niveau de leurs entreprises, doivent rester conscientes des fragilités de ce pays. Nombreuses avant la guerre, elles sont évidemment plus fortes actuellement et risquent de le rester même dans une hypothèse de sortie de crise militaire. Opérer en Ukraine nécessite un certain aguerrissement car le climat des affaires n’est pas similaire à ce qui prévaut en Europe. Le pays a connu des progrès substantiels mais il lui reste du chemin à faire avant d’être aux standards européens. C’est d’ailleurs cela qui rend délicat la question de l’adhésion.
L’accord sur les corridors du 24 juillet vous paraît-il soutenable à long terme ? Pour quelles raisons pourrait-il être remis en question ?
S. A. - Cet accord est intéressant car il reste à ce stade la seule percée diplomatique concrète depuis le début du conflit. Bien que la Russie et l’Ukraine s’y soient engagées par l’intermédiaire des Nations unies et de la Turquie, il faut saluer le mouvement qui se traduit depuis par une reprise graduelle des exportations de grains depuis les ports ukrainiens. Là encore, permettez-moi un rappel : trop peu de personnes avaient conscience de la "maritimisation" de la sécurité alimentaire mondiale. Or plus de 80 % du commerce mondial agricole passe par les océans et les espaces maritimes. Cela vaut pour les céréales. C’est encore plus net dans le cas de l’Ukraine, car la mer Noire assurait 95 % des flux à l’export de ce pays avant la guerre. L’itinéraire d’un grain de blé, entre le champ en Ukraine et une assiette de consommation en Afrique, passe sur l’eau. Depuis plusieurs années, j’attire l’attention sur cette dimension logistique en soulignant à la fois le rôle du maritime mais aussi les risques éventuels en matière de sécurité alimentaire si, précisément, ces voies maritimes sont coupées ou entravées. Or en mer, entre agitations climatiques et turbulences géopolitiques, le thermomètre des instabilités potentielles ne fait que croître. Il faut en avoir conscience. Pour revenir à l’accord sur les grains du 24 juillet, au-delà des cadences et de la reprise des flux, restons vigilants sur l’échéance. L’accord a été établi pour quatre mois. Et nous voyons déjà la Russie émettre des critiques sur le dispositif et laisser entendre que cet accord pourrait ne pas être prolongé. D’ici là, si la guerre continue, n’excluons pas une nouvelle volonté russe de fermer la mer Noire. Le rôle de la Turquie sera à surveiller encore une fois dans cette équation. Ce pays aborde une année 2023 décisive sur le plan interne. Son économie va mal. Le président Recep Tayyip Erdoğan va-t-il miser sur la diplomatie pour redorer son blason sur tous les fronts ?
Que pensez-vous des corridors solidaires mis en place par l’Union européenne par voie ferroviaire et routière ?
S. A. - Ces corridors de solidarité de l’Union européenne avec l’Ukraine, établis depuis mai 2022, apportent une réelle solution depuis pour sortir des grains par voie terrestre et ferroviaire, et restent utilisés depuis fin juillet malgré la réouverture de la mer Noire. Il y a donc une complémentarité qui s’est mise en place. Je crois qu’il faut souligner ce que font les Européens, en lien avec l’Ukraine et grâce à une mobilisation conjointe des acteurs publics et privés. Ils ont réussi dans des délais très courts à constituer de nouvelles chaînes logistiques terrestres pour évacuer les céréales d’Ukraine et répondre aux besoins les plus urgents des Ukrainiens. Reste à savoir comment les choses évolueront. Ces corridors peuvent être de nouveau l’unique chemin possible pour l’exportation agricole ukrainienne si le verrou de la mer Noire est réactivé. Mais ces corridors peuvent devenir marginaux si la logistique agroalimentaire ukrainienne "repolarise" ses flux par la mer. Ne l’excluons pas, car en tonnage et en cadence, il n’y a pas de match possible entre la mer et la terre. Et l’Ukraine privilégiera assurément ses intérêts économiques dans cette affaire. C’est aussi cela que l’Union européenne doit travailler : rendre ces corridors terrestres durablement pertinents. Dans cet objectif, la France appuie la Roumanie pour augmenter la capacité et l’efficacité de ses corridors fluviaux à destination des ports de Constanța et de Galați. Nous sommes là sur un exemple de coopération entre États membres de l’Union européenne et l’Ukraine. Il serait regrettable que cela ne soit que conjoncturel. Il faut aussi éviter que cela se fasse au détriment des Roumains ou des Européens. Tout le monde doit y gagner quelque chose, sinon cela ne sera pas durable. Mais soyons précis à ce sujet : ces corridors de solidarité sont aussi là pour permettre à l’agriculture ukrainienne d’exporter et de contribuer aux équilibres alimentaires mondiaux. Et à ce titre, veillons à ce que ce narratif pour l’Ukraine soit aussi celui pour l’Union européenne. Quelle raison y aurait-il à favoriser cet axe pour ce pays et le refuser pour les États membres actuels européens. Exporter des grains ne doit pas être un sujet à géométrie variable si l’on raisonne de plus en plus avec des lunettes géopolitiques à propos de l’Union européenne et de ces hypothèses de communauté politique européenne.
Quels scénarios de sortie de crise imaginez-vous le plus probable ? Retrait de la Russie sans impact sur le tracé des frontières ukrainiennes, partition du territoire ukrainien, ou invasion totale de l’Ukraine qui deviendrait russe ? Quelle serait la conséquence sur le marché mondial du blé, des grains, et plus précisément pour la France ?
S. A. - Tout est envisageable à ce stade et je ne ferai pas de scénarios aussi nets. L’enlisement du conflit est palpable depuis le début de l’été 2022. L’entrée dans l’hiver peut modifier le cours des combats. D’autres variables pourraient davantage entrer en jeu : contraintes économiques russes, fatigue psychologique ukrainienne, limites du soutien international, etc. Nous pouvons aussi avoir un scénario de dégradation forte : surenchère générale avec volonté ukrainienne de reprendre possession de tous ses territoires, dérive complète du pouvoir au Kremlin pour affaiblir au maximum l’Ukraine y compris en utilisant des moyens militaires de catégorie supérieure, tentation américaine de frapper la Russie à travers le théâtre ukrainien qui sert un peu de papier abrasif pour taper et user la puissance russe… Pour les marchés céréaliers, l’incertitude géopolitique qui existe sur l’Ukraine et place globalement sur la mer Noire, n’est pas une bonne nouvelle. La volatilité des cours peut être significative. C’est cette "désagricolisation" dont je parlais : des prix de moins en moins liés aux statistiques de production et de consommation, mais de plus en plus corrélés à d’autres facteurs. Cela n’est pas nouveau, mais cela s’intensifie et le cas de l’Ukraine depuis plus d’un semestre l’illustre me semble-t-il assez bien.
Au regard de la position de plus en plus importante de la Russie sur le marché mondial du blé, produire autant de blé en France pour l’export et importer certaines matières premières du bout du monde a-t-il encore du sens, notamment face aux enjeux climatiques actuels ?
S. A. - Je ne pense pas que la question se pose en ces termes. La France doit reconquérir des productions à domicile, car pour certaines d’entre elles les possibilités agronomiques ou géographiques existent. Pensons aux fruits et légumes ou aux produits de la mer, largement importés mais qui pourraient davantage être Made in France dans le total de la consommation nationale. Il reste cependant à voir dans quel cadre réglementaire et de compétitivité économique tout cela peut être réalisable. En revanche, nous avons des consommations venant d’ailleurs qu’il faut cultiver. Nous ne pouvons pas produire de tout en France et n’oublions pas que nous, consommateurs, faisons aussi vivre des producteurs dans le monde en leur achetant des produits. Le défi est de rendre traçable et équitable ces échanges, en garantissant une juste rémunération des agriculteurs. Ce qui vaut en France ne doit-il pas valoir partout dans le monde ? Dans le cas des céréales, outre le fait que notre pays pourrait réfléchir à une politique appropriée sur le maïs, fragile face aux changements climatiques certes, mais qu’il convient de continuer à produire dans l’Hexagone, il faut souligner que le blé reste un ambassadeur concret de notre agriculture et de nos performances en la matière. La moitié de la récolte est exportée. Les besoins du monde en blé existent. Nous y contribuons. Faut-il arrêter cet export ? Ou davantage en faire un atout de diplomatie économique, de rayonnement agronomique et scientifique et de solidarité internationale ? Vendre du blé à l’étranger, ce n’est pas menacer la planète à davantage d’instabilité. Bien au contraire, c’est faire en sorte qu’elle puisse émettre moins de secousses. Or la tectonique des plaques n’a pas de frontières. L’insécurité alimentaire ailleurs aura toujours des incidences ici. Le problème n’est pas l’interdépendance du monde. Le danger, c’est l’interdépendance sans la coopération et sans solidarité.
Cette crise pourrait-elle renforcer nos liens avec nos clients traditionnels (Maghreb, Moyen-Orient) ou au contraire les rapprocher d’autres acteurs du marché international ?
S. A. - Le marché est ouvert et, sauf erreur de ma part, la France n’a aucun accord stratégique prioritaire avec un pays pour lui fournir des céréales. En revanche, pour tout un tas de raisons, le blé français s’exporte en effet principalement au sud de la Méditerranée. Depuis le début du XXIe siècle, la France a exporté 360 millions de tonnes de blé sur les marchés mondiaux. Un tiers est parti en Afrique du Nord : Algérie, Maroc, Égypte et Tunisie. Pour le dire autrement, 17 % de la récolte de blé française effectuée entre 2000 et 2021 aura été mobilisée pour répondre aux consommations de ces pays nord-africains. C’est colossal, car cela veut dire un hectare sur cinq ici semé et récolté qui finit sur les tables du sud de la Méditerranée. Les évolutions récentes amènent à réfléchir de près à ces relations spécifiques. La France peut exporter partout et tous les pays peuvent s’approvisionner en origine française. Mais il y aurait tout de même une réflexion géostratégique à avoir, pour ne pas dire une politique à envisager, afin de construire un dispositif privilégié avec certains pays qui nous sont proches. Ces derniers, vu leurs besoins en croissance, ont d’ailleurs multi-polarisé leurs approvisionnements depuis plusieurs années. La Russie et l’Ukraine y ont gagné des parts de marché importantes, notamment en Égypte. Je crois que c’est un bon sujet de géopolitique et de diplomatie économique pour la France. Je note d’ailleurs que les événements récents, avec cette guerre en Ukraine, augmentent la sensibilité de la classe politique française pour ces questions.
"La puissance bleue"
Julia Tasse, responsable du programme (Climat, énergie, sécurité) et chercheuse à l’institut de relations internationales et stratégiques (Iris), et Sébastien Abis, directeur du club Demeter et chercheur associé à l’Iris, ont coécrit "Géopolitique de la mer" qui, en quarante fiches illustrées (cartes, graphiques, tableaux), nous aide à prendre toute la mesure de ce que peut être "la puissance bleue" et cerner les nouvelles dynamiques géopolitiques de la mer. L’ouvrage (180 pages environ) est disponible auprès des Éditions Eyrolles, au prix de 17,90 euros.