Revenu : peut-on encore gagner sa vie en grandes cultures ?
Peut-on encore gagner sa vie en produisant des grandes cultures ? La question n’est plus déplacée au regard des résultats économiques de ces sept dernières années. Ils révèlent un mal profond qui ne se résume pas aux accidents de 2016 et 2020. La preuve par les chiffres.
Peut-on encore gagner sa vie en produisant des grandes cultures ? La question n’est plus déplacée au regard des résultats économiques de ces sept dernières années. Ils révèlent un mal profond qui ne se résume pas aux accidents de 2016 et 2020. La preuve par les chiffres.
L’image du céréalier dégageant des marges enviables a la vie dure. Pourtant, les chiffres décrivent une réalité tout autre. Ils confirment que le malaise ressenti sur le terrain n’est pas imaginaire, et qu’il est désormais légitime de se poser la question : peut-on encore gagner sa vie en produisant des grandes cultures ?
La récolte 2020, certes dévastatrice pour les revenus, n’est que l’arbre qui cache la forêt, à l’instar de 2016. Les difficultés rencontrées par les céréaliers ont des racines plus profondes que ces violentes sorties de route. « Il y a une dégradation des résultats économiques des exploitations céréalière depuis plusieurs années », confirme Vincent Chatellier, économiste et ingénieur de recherche à Inrae.
Pour ce fin connaisseur des comptes de l’agriculture française, « lorsqu’on regarde trois éléments essentiels de la rentabilité en grandes cultures, à savoir le rendement, les prix et les aides, et qu’on les met en relation avec le revenu, on constate que les choses vont plutôt mal depuis quelques années ».
« L’érosion du revenu depuis vingt ans est impressionnante »
La grande diversité de situations (pédoclimatiques, techniques, formes juridiques…) qui se cache derrière les moyennes rend délicate l’analyse des revenus en agriculture. Elle l’est encore plus si l’on considère la multiplication des activités de diversification. Mais pour étudier la rentabilité d’une production, on peut s’appuyer sur le résultat courant avant impôts, ou RCAI (voir encadré Définitions).
Que montre l’évolution du RCAI moyen en céréales et oléoprotéagineux, rapporté au nombre d’unité de travail non salarié sur l’exploitation ? « L’érosion du revenu depuis vingt ans est impressionnante, affirme Mathilde Schryve, responsable des études économiques Cerfrance Bourgogne Franche-Comté. Et ce qui saute aux yeux, c’est la variabilité interannuelle, qui a explosé ces dix dernières années. »
En témoigne le contraste entre l’embellie 2007-2012, suivie de la séquence catastrophique entamée en 2013. Pour Mathilde Schryve, ces violents à-coups du RCAI reflètent « le détricotage des systèmes amortisseurs de la PAC, qui met les producteurs en prise directe avec la volatilité des cours ».
Le revenu céréalier pris en étau entre la hausse des charges et l'érosion des aides
Le revenu des céréaliers est pris en étau entre la hausse des charges observée depuis 2006 et l’érosion des aides PAC, conséquence du rééquilibrage mis en place en faveur des systèmes d’élevage. Résultat : les revenus moyens sont faibles depuis 2013. Le constat est particulièrement criant dans les zones dites « intermédiaires », caractérisées par de faibles potentiels. « Dans certaines de ces régions, les exploitations s’en sortaient grâce à leur taille supérieure à la moyenne, qui avait un effet démultiplicateur sur les aides, explique Vincent Chatellier. Mais ces exploitations sont, elles aussi, passées à la moulinette de la convergence des aides, ce qui a fortement affecté leur rentabilité. »
« Une nécessaire évolution des modèles historiques »
Même les régions considérées comme favorisées ne sont plus à l’abri. Clément Bizouard, expert-comptable chez Bizouard et associés, membre du réseau AgirAgri, le constate sur son secteur qui s’étend du nord de la Seine-et-Marne au sud de l’Oise et de l’Aisne. « Ici, certains agriculteurs conservent un revenu décent, même s’ils vivent moins bien qu’avant. Ce sont ceux qui n’ont pas tout misé sur la betterave, ont optimisé les coûts de matériel et qui ont diversifié les cultures ou leur activité avec de la vente à la ferme ou des énergies renouvelables. Je me fais en revanche du souci pour ceux qui ont conservé une rotation axée sur le blé, la betterave et le colza, ou étaient déjà en difficulté avant 2016, par exemple en raison d’une surmécanisation. Même dans notre secteur, il faut aller vers une évolution des modèles historiques pour conserver un revenu correct. »
Le diagnostic est confirmé par François-Xavier Thirard, de Cerfrance Champagne Nord-Est Île-de-France. « Il y a une vraie question sur la capacité à générer de l’EBE demain, qui risque de ne plus être ceux que l’on a dans le rétroviseur, considère l’expert. Avec la fin de l’OCM sucre et la baisse des prix de la betterave, cette production ne joue plus son rôle stabilisateur du revenu. Elle peut même avoir un effet dépressif en cas de mauvais rendement comme cette année, compte tenu des coûts de production plus élevés. On a des inquiétudes pour une part de notre clientèle si le modèle n’évolue pas. »
« La question est de savoir comment obtenir un prix de revient rémunérateur »
Même son de cloche chez Éric Quineau, directeur associé du cabinet CBLExperts Fiteco, membre du réseau AgirAgri, dans l’Eure-et-Loir : « On constate dans notre secteur une tendance lourde de perte de performance, avec dans certaines zones des niveaux de charges qu’on ne peut plus baisser. Le gros poste, ce sont les charges de mécanisation, malgré la mise en commun et l’augmentation des surfaces. L’abaissement des charges ne va pas assez vite par rapport à la baisse de rendement sur les exploitations. » Pour Éric Quineau, « les aides ont baissé, mais ce n’est pas le sujet fondamental. La première question est de savoir comment je peux obtenir un prix de revient rémunérateur ».
Un point de vue partagé par Vincent Chatellier. « Les aides de la PAC seront un élément de levier faible par rapport à la question des prix, et il est peu probable qu’il y ait davantage d’aides pour les céréaliers demain. Le problème est plus profond, il vient des prix. Aujourd’hui, une exploitation de 300 hectares en grandes cultures reçoit 75 000 euros d’aides par an en moyenne et n’arrive pas toujours à s’en sortir. On n’a pas trouvé le moyen de vendre des céréales françaises plus chères, ni sur le marché mondial, ni sur le marché domestique. La question, c’est comment créer de la richesse ? »