Construire une filière viande en Ukraine
Le potentiel de production de la filière viande bovine ukrainienne est important mais reste aujourd’hui inexploité en raison de la persistance de nombreux freins.
Le potentiel de production de la filière viande bovine ukrainienne est important mais reste aujourd’hui inexploité en raison de la persistance de nombreux freins.
Tournée principalement vers les productions végétales, la production agricole ukrainienne laisse une place modeste aux produits animaux. Le secteur bovin représente 43 % des productions animales dont 10 % pour la filière viande bovine. L’Ukraine, hors territoires occupés, comptait d’après l’USDA, 2 millions de vaches au 1er janvier 2018 dont seulement 22 000 allaitantes, soit 1 % du cheptel total de vaches. Aussi, « sa production de viande bovine est avant tout un sous-produit du lait », note Caroline Monniot, chef de projet conjoncture viande bovine au GEB (département économie de l’Institut de l’élevage).
Depuis l’effondrement du bloc soviétique et l’indépendance de l’Ukraine en août 1991, le cheptel bovin ukrainien n'a fait que décroître et l’engraissement a périclité. Le nombre de têtes est passé de 25,2 millions en 1990 à 3,5 millions en 2018. Les animaux engraissés - veaux mâles et femelles de moins d’un an - pèsent pour moins de 30 % de l’ensemble des bovins. Les vaches de réforme représentent 57 % des bovins abattus en Ukraine contre 40 % dans l’UE. « De fait, la production ukrainienne de viande bovine est en baisse structurelle et est tombée à 287 000 téc en 2017 selon la Berd (Banque européenne pour la reconstruction et le développement) », observe l’Institut de l’élevage (1).
Un cheptel bovin en déclin, mal valorisé
« La majorité des tonnages de viande bovine produits est issue de petites structures (appartenant à des particuliers) d’une ou deux bêtes et qui représenteraient à elles seules 77 % des vaches. Les veaux qui y naissent sont rarement gardés au-delà d’un mois d’âge. Ils sont soit abattus et consommés dans la famille, soit vendus dans des circuits informels (voisins, marchés locaux…) », souligne Caroline Monniot de l’Institut de l’élevage. Ceci explique le faible poids moyen des bovins, 167 kg en moyenne toutes catégories confondues entre 300 et 500 kg vifs pour les vaches et entre 250 et 450 kg vifs pour les jeunes bovins. « Les bovins vendus par les entreprises agricoles, minoritaires, sont un peu plus lourds (217 kg), les veaux étant soit engraissés sur place, soit écoulés pour être engraissés dans d’autres exploitations. »
Traditionnellement, l’Ukraine valorise la viande dans des spécialités charcutières en mélange, avec de la viande porcine. « Le prix de la viande bovine est aligné sur celui de la viande porcine. En juin 2018, le prix grossiste-GMS était de 2,80 €/kg pour une demi-carcasse de bovin contre 2,65 €/kg pour une carcasse de porc. Certains opérateurs n’hésitent donc pas à passer des muscles d’arrière en saucisses, si la demande va dans ce sens », note l’Institut de l’élevage.
Filière export en développement
Dans le pays, l’abattage à la ferme est officiellement interdit, mais de fait toléré. Et compte tenu de l’atomisation de l’élevage, c’est une pratique courante. La présence d’un vétérinaire d’État est théoriquement obligatoire pour inspecter l’animal avant et après l’abattage. Le cheptel bovin ukrainien a un état sanitaire correct. Il est indemne de la fièvre aphteuse sans vaccination et de peste bovine.
Ces dix dernières années, la consommation de viande bovine a chuté, ce qui a profité aux marchés exports plus rémunérateurs. Ainsi, les volumes ont triplé (54 000 téc) sur cette même période. L’embargo imposé en 2016 par la Russie, principal débouché jusqu’alors, a encouragé les opérateurs à diversifier les destinations : Biélorussie, pays du Caucase (Géorgie, Azerbaïdjan, Arménie), Kazakhstan, Asie du Sud-Est (Vietnam, Hong-Kong) ou encore pays arabes comme l’Égypte ou l’Irak.
La plupart des abattoirs sont mixtes porcs-bovins. Il s’agit principalement de structures de petite taille. Il n’existe pas pour l’instant d’abattoirs publics en Ukraine. C’est aux communes de les créer et de les financer, ce qui paraît compliqué puisqu’elles manquent de terrains et de moyens. Les abatteurs sont en forte concurrence pour s’approvisionner en animaux vivants. Depuis l’effondrement du bloc soviétique, les coûts de collecte se sont fortement accrus, du fait de l’éparpillement de la production. Ils représenteraient environ 10 % de la valeur d’un animal, contre 3 à 5 % en France.
Une filière peu organisée à construire
La hausse de la demande mondiale en viande bovine conforte les Ukrainiens dans l’idée de développer leur propre filière. D’autant que certains pays où la demande progresse sont facilement accessibles (Proche et Moyen-Orient, Afrique du Nord, Géorgie, Chine), et déjà de gros clients pour les céréales ukrainiennes. De plus, le coût du travail est plutôt faible (250 €/mois/salarié en mai 2018) et l’alimentation très compétitive. « Pour toutes ces raisons, le secteur de la viande bovine est l’objet de toutes les attentions. La FAO a estimé que le chiffre d’affaires du secteur de la viande bovine pourrait passer de 100 millions à 2 milliards de dollars US, à condition d’accroître la valeur des produits exportés. »
« Cependant, le faible retour sur investissement de l’élevage allaitant par rapport à d’autres filières, l’érosion du cheptel laitier, les incertitudes sur le foncier, la concurrence des cultures végétales, les insuffisances dans l’application de la réglementation (identification individuelle, normes sanitaires, bien-être animal) restent des freins puissants au développement de l’élevage allaitant en Ukraine », constate Caroline Monniot. L’export en vif en croissance, 7 000 têtes en 2013 contre 86 000 en 2017, pourrait également concurrencer fortement le marché national. Les engraisseurs polonais ou turcs pourraient aussi être intéressés par des veaux ukrainiens, surtout si des structures de regroupement de l’offre se mettent en place.
Une production bovine atomisée
L’Accord d’association, menace ou opportunité ?
Deux ans après son entrée en vigueur (janvier 2017), les premiers effets de l’accord d’association entre l’Ukraine et l’UE-28, visant à favoriser les échanges entre les deux parties, restent limités. L’Ukraine bénéficie d’un contingent à droit nul de 12 000 tonnes de viande fraîche et congelée, soit 15 600 téc.
« Pour l’instant (fin 2018), aucun abattoir ukrainien n’est agréé sanitairement pour exporter vers l’UE. Dans l’immédiat, la viande ukrainienne ne représente pas un danger mais on n’est pas à l’abri d’un développement tel que celui que l’on a pu voir en Pologne », observe Caroline Monniot. Ces 15 600 téc, soit 5 % des volumes produits en Ukraine, correspondront à une hausse de 6 % des importations de viande fraîche et congelée, rapportées aux achats actuels de l’UE-28. L’accord prévoit également un accès libre pour les préparations cuites qui, à terme, pourraient concurrencer marginalement les productions des États membres de l’Est.
« Cet accord ne présente pas d’intérêt offensif pour la viande bovine européenne. En revanche, dans une logique de construction d’une filière viande, les races allaitantes françaises ont une carte à jouer dans la fourniture de semences pour réaliser du croisement industriel sur le cheptel ukrainien. Toutefois, dans la mesure où le croisement viande est une pratique quasiment inexistante en Ukraine, les relations commerciales devront être accompagnées sur la durée. Quelques opérateurs pourraient par ailleurs être intéressés par l’envoi de reproducteurs de race à viande », souligne Caroline Monniot.
Bien connue pour ses terres noires, l’Ukraine est une puissance agricole de premier rang. Sa surface agricole utile couvre 71 % du territoire dont 76 % sont classées en terres arables.
L’agriculture, un secteur stratégique pour l’économie
L’agriculture ukrainienne abrite une très grande diversité d’exploitations agricoles : des micro-exploitations de moins de 2 hectares (agriculture de subsistance) aux agro-holdings de plusieurs centaines de milliers d’hectares en passant par des entreprises agricoles familiales. Cette hétérogénéité des structures est liée à la fois à l’héritage de l’ère communiste, à la conséquence d’une décollectivisation inachevée et à la libéralisation de l’économie agricole.
Le foncier un sujet sensible
La succession de crises depuis l’éclatement du bloc soviétique a entraîné une inflation élevée qui ampute le pouvoir d’achat des consommateurs. « Le contexte d’instabilité maintient la production agricole dans un cadre familial sans statut juridique et avantage les grandes entreprises capables de mobiliser des capitaux étrangers. Ces crises ont toutefois mis en évidence la résilience du secteur agricole ukrainien. L’excédent commercial agricole et agroalimentaire était de l’ordre de 10 milliards d’euros en 2015 dont près de 2,5 milliards d’euros avec l’UE-28 », note l’Institut de l’élevage.
Le foncier reste par ailleurs un sujet sensible. Dès 2001, les autorités ont installé un moratoire sur le marché du foncier, toujours en vigueur en 2018. Il interdit la vente des 32 millions d’hectares de terres agricoles distribuées en 1999. Ces titres sont cependant transmissibles aux héritiers lors des successions, si bien que le pays dénombre près de 23 millions de propriétaires. Plusieurs institutions internationales plaident pour la levée du moratoire, sujet national majeur tant pour des raisons sociales qu’économiques.
En agriculture, du fait du flou sur la propriété des terres et le statut d’exploitant, il n’est pas rare de voir un agriculteur chassé par la force, ce qui crée un climat d’insécurité peu favorable aux petites et moyennes entreprises.