Ces fermes de grandes cultures gérées par des tiers
La pratique n'est plus anecdotique : un peu plus d'une ferme spécialisée dans les céréales et les oléoprotéagineux sur dix est conduite intégralement par des prestataires extérieurs pour le compte de l'exploitant en titre. Qui recourt à ce type de services, pourquoi et comment ? Explications.
Difficile à imaginer, mais 12 % des fermes de grandes cultures sont cultivées aujourd'hui de A à Z par un tiers. Autrement dit, le chef d'exploitation sous-traite toutes les opérations culturales à faire sur ses terres. Cela va du choix de l'assolement à la récolte, l'appui à la déclaration PAC et à la commercialisation des récoltes pouvant aussi faire partie de la mission. Fruit du projet de recherche Agrifirme qui a pour la première fois quantifié le phénomène, ce chiffre de 12 % repose sur les données du recensement général agricole de 2010. Celles-ci commencent à dater un peu et il n'est pas impossible que cette proportion ait augmenté, en particulier pour les prestations "tout compris". « La sous-traitance qui va jusqu'à l'entière gestion de l'exploitation et n'exige pas la présence physique de l'agriculteur est une forme émergente qui, selon nous, se développe très rapidement, indique Geneviève Nguyen, enseignante-chercheuse à l'INP-Ensat et qui travaille sur le projet Agrifirme. Nous qualifions cela de 'délégation par abandon de l'exercice du métier'. »
De l'achat des phytos jusqu'à la vente de la récolte
Des double actifs aux propriétaires qui ne sont pas du milieu agricole en passant par des agriculteurs qui prennent leur retraite mais veulent conserver leur patrimoine... un portefeuille varié de personnes peut avoir intérêt à faire appel à ce type de services. « Je me suis installé comme agriculteur en 1977 avant de développer d'autres activités, explique ainsi Jean-Michel Bonnaud, dont la ferme se trouve en Charente, l'un des départements les plus concernés par le "A à Z" (voir carte). Même quand j'étais agriculteur actif, j'avais recours au service d'un entrepreneur voisin : il disposait d'une technologie plus avancée, notamment en TCS (techniques culturales simplifiées) pour moins cher. Lui confier ma ferme en 'A à Z' est venu assez naturellement. »
Des ETA qui ajoutent des cordes à leur arc
Les ETA qui se sont lancées dans le "A à Z" y sont souvent venues petit à petit, en partie grâce aux relations de confiance établies avec leurs clients. Aujourd'hui, la professionnalisation est de mise, ne serait-ce qu'avec la généralisation des certiphytos « application en prestation de service », désormais obligatoires pour réaliser des traitements chez un tiers. Exploitant charentais qui a créé son ETA en 1997, Thierry Roy a pris le taureau par les cornes en optant pour un agrément de distributeur : « C'est une grande facilité de gestion pour moi, observe-t-il. J'ai un seul local phyto dans lequel je stocke tous les produits que j'utilise. Ils appartiennent à l'entreprise jusqu'à leur application chez le client. » L'ETA est par ailleurs adhérente à un Ceta, ce qui offre à l'entrepreneur une garantie par rapport aux itinéraires techniques mis en oeuvre. « Je fais les observations sur les parcelles de mes clients, j'en réfère à mon organisme de conseil, ils m'écrivent des préconisations, me donnent des solutions », détaille-t-il. Thierry Roy propose ses services jusqu'à l'expédition de la récolte. « Je facture un forfait global à l'hectare qui va de la préparation des sols jusqu'au départ boisseau, explique-t-il. J'ai un panel de petites cellules qui me permet de faire des lots. J'ai des poches d'échantillonnage champ par champ. Des acheteurs me contactent et je remonte leurs propositions à mes clients qui décident ou non de vendre. »
Embaucher un intermédiaire pour gérer le travail sur le terrain
Nouvelle organisation chez les entrepreneurs, mais également nouveaux métiers : le développement de la sous-traitance de A à Z est porteur de changement. « Nous voyons émerger une nouvelle figure que l'on peut qualifier de gestionnaires/gérants de patrimoine, signale Geneviève Nguyen. Cet intermédiaire fait le pont entre l'agriculteur détenteur du patrimoine foncier et les autres acteurs exerçant toutes les composantes du métier d'agriculteur et au-delà, dont les ETA. » Cette formule est encouragée par la FNPPR (Fédération nationale des propriétaires privés ruraux). « Nous conseillons aux propriétaires qui dans leur vie professionnelle se sont éloignés de l'agriculture, de s'entourer d'une sorte de gérant agricole, que l'on peut aussi appeler superviseur ou régisseur, indique Bruno Ronssin, directeur de la fédération. Ingénieur de formation, ce conseiller peut par sa connaissance et son savoir-faire contribuer avec le prestataire de travaux à définir la meilleure optimisation de l'exploitation. » Chacun doit bien connaître son rôle. « Ce second prestataire ne doit pas prendre les décisions à la place du propriétaire exploitant, il doit l'aider dans sa gestion, insiste Bruno Ronssin. Et il ne doit pas être payé en fonction du résultat ou du rendement : on ne rémunère pas un expert-comptable selon les performances de l'entreprise, par exemple ! »
Dans les faits, les choses ne sont pas aussi nettes. Le prestataire est souvent intéressé au résultat et il a besoin d'autonomie pour que tout fonctionne. « Nous souhaitons être le décisionnaire technique final », observe Alexandre Lemaire. Régisseur depuis 2003, il a créé sa société, Terréa, en 2010. Elle gère aujourd'hui 17 clients et 3 000 hectares. Pour Alexandre Lemaire, la relation se construit avec le temps. « Entre la première rencontre et l'engagement réel, il s'écoule en moyenne trois ans, estime-t-il. Il s'agit d'un accompagnement au jour le jour, toute l'année. Ce n'est pas une décision simple à prendre. » La confiance est aussi nécessaire vis-à-vis des entrepreneurs. Terréa travaille avec 15 ETA et essaie de créer une dynamique de réseau. « Nous passons les ordres, mais c'est l'ETA qui choisit le meilleur moment pour intervenir », précise Alexandre Lemaire.
Le métier de régisseur est plutôt exercé par des conseillers indépendants ou ayant créé leur société, mais pas seulement. Agriland, société qui a pignon sur rue en Belgique, développe ses services en France depuis quatre ans (voir encadré). Le marché intéresse des Cuma mais également des Ceta. Le GRCeta d'Ile-de-France a ainsi créé voici quelques années le service Agridomaine, qui se positionne précisément à l'interface entre le propriétaire et l'ETA. L'exploitation de grandes cultures abritera-t-elle toujours demain des agriculteurs exploitants ?
Les prestations par tiers largement répandues
8700 exploitations spécialisées en grandes cultures générant un produit brut standard supérieur à 5000 euros ont recours au 'A à Z'
80 % des exploitations agricoles (toutes orientations confondues) de plus de 60 ha ont fait appel à des prestations extérieures (tous types) réalisées par des ETA et des Cuma en 2013 (1)
(1) Enquête Agreste publiée en février 2016.