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En Argentine, le lourd retard technologique des serres

Le retard technologique des maraîchers et serristes argentins explique l’échec du pays à l’exportation de légumes. Une lacune qui s’apparente à un cul-de-sac avec la crise économique actuelle.

Le potager de Buenos Aires est une plaine humide où s’entassent quinze millions d’habitants dont le tiers dans des logements de fortune. Il donne l’image d’un échiquier urbain qui s’étend à l’infini. La « Ceinture horticole de La Plata » est située en périphérie des districts de La Plata et de Florencio Varela, à 30 km au sud de la capitale argentine. Le parc de serres en bois et plastique y est aussi morcelé que celles-ci sont en piteux état. Une fois sur quatre, leur toit en bâche plastique a été déchiré par une tempête et pend en lambeaux. A côté de chaque rangée de serres, entre deux flaques de boue, sort de terre une maisonnette en brique : la résidence du maraîcher. Une voiture déglinguée rouille à côté. Ce paysage se voit depuis le train en arrivant de Buenos Aires à La Plata après une heure de trajet et il se retrouve sur place, un peu partout.

Far West moderne autour des serres

A deux pas de la gare se trouve la délégation du ministère de l’Agriculture. Son conseiller technique, Armando Castro, alias Pepe, un quinquagénaire barbu, dénombre dans le coin « sept à huit mille familles de maraîchers, à quoi s’ajoute ce petit groupe d’entreprises qui représente 25 % des surfaces sous serre mais qui apporte 40 % de la production de légumes », renseigne-t-il. Pepe nous met en relation avec Leonardo Giraudo, chef des ventes chez Seminis (groupe Bayer). En route, nous faisons un état des lieux succinct des serres maraîchères d’Argentine. La problématique est lourde d’enjeux. Car c’est bien l’incapacité d’investissement dans des outils modernes qui explique l’échec de la filière des légumes à l’exportation – l’instabilité financière du pays étant à l’origine de cette lacune. Tandis que le Chili, le « petit » pays voisin fait figure de géant dans ce domaine-là. Halte à Florencio Varela, chez un producteur de tomates et poivrons. Un air de Far West moderne flotte autour des serres cernées par un bidonville. Un rouleau de fil barbelé surplombe le mur de la propriété : 1,5 hectare de serres, deux parcelles de laitues, une pépinière, une chambre froide et deux camions. De quoi allécher les délinquants du voisinage, surtout quand ils sont en manque de crack. Cette PME familiale cultive par ailleurs 30 hectares de laitues, choux et brocoli et fournit le marché central de Buenos Aires. Le maraîcher s’y rend trois fois par semaine, à 3 h du matin, « pour ne pas se faire entuber », dit-il. Les deux types de serre maraîchère les plus répandus dans la région sont construits côte à côte sur sa propriété. Dans les deux cas, la charpente trop basse est en eucalyptus couverte d’un plastique (voir ci-contre). « On subit en moyenne une grosse tempête tous les deux ans », raconte Mauricio Provazza, chef technique de la division semences légumières de Syngenta. « Là où vous voyez un champ de laitue, poursuit-il, il y avait une serre. Une bourrasque l’a emportée, il y a sept ans. Elle n’a jamais été rebâtie. C’est une situation classique, ici. Ne songez même pas à prendre une assurance, il n’y en a pas ».

Payer en dollars lorsque l’on reçoit des pesos

Autre halte, à La Plata. On débarque chez Antonio Ferrera, 61 ans, propriétaire mal loti, d’un terrain de 8 ha dont 4 ha de tomates sous serres. Antonio a perdu 3 ha de serres en 2016, après un orage. Il n’en a reconstruit qu’un demi-hectare l’année suivante. Depuis, rien. Il renouvelle seulement les bâches, tous les deux ans, et encore… en plusieurs endroits le plastique s’est cassé et pend du toit. Autour d’un mate bouillant partagé dans la cuisine-bureau du maraîcher, nous simulons le calcul, d’un hypothétique investissement dans une serre neuve. Pas en acier - ne rêvons pas -, mais « en bois, classique, telle que celles construites actuellement, de 40 m de long sur 66 m de large, divisée en trois modules de 3 m de haut », explique Antonio. « Il faut compter deux millions de pesos (soit 30 000 €) rien que pour l’achat des matériaux (piliers, poutres, couverture), estime-t-il. Qui peut rassembler une telle somme quand on vend nos tomates à 400 pesos la caisse de 18 kg [0,30 €/kg] ? », demande le maraîcher. Il déplore une très (trop) forte volatilité des prix due, selon lui, à l’absence de concertation entre les coopératives, notamment pour établir des prix de référence. « La mentalité des maraîchers consiste plutôt à souhaiter qu’une tempête détruise la production des voisins pour que les prix partent à la hausse », témoigne Antonio en se grattant le crâne, les sourcils levés. Il répète ce que disent tous : « Comment investir dans des outils à payer en dollars lorsque l’on reçoit des pesos ? ». Et les deux derniers décrochages de la monnaie argentine sur les marchés des devises (sa valeur est passée de 30 à 40 pour 1 dollar en juin 2018, puis de 45 à 60 pour 1 en août dernier) repoussent à plus longtemps encore la possibilité d’une amélioration de la capacité d’investissement des producteurs de légumes du pays, qu’on ne verra pas de sitôt à l’export, sauf cas rarissimes.

Les maraîchers d’Argentine sont boliviens

Les maraîchers de la fameuse « Ceinture horticole de La Plata », le plus grand potager d’Argentine, sont en grande majorité des Boliviens qui louent de petites parcelles au prix fort et dont les légumes sont payés une misère par les intermédiaires du marché central de Buenos Aires. Tout est vendu au noir et à la ferme, « au cul du camion », selon l’expression. Cela dit, certaines familles d’origine bolivienne sont installées à La Plata depuis deux ou trois générations. Elles ont leur propre camion, sont devenues propriétaires du terrain. Elles s’en sortent bien, voire très bien. A La Plata, il existe aussi une demi-douzaine d’entreprises spécialisées dans les tomates et les poivrons, qui exploitent chacune entre 20 et 50 hectares de serres impeccables quoique rustiques. Leurs patrons prospèrent.

« Nos serres en bois sont trop basses »

« Nos serres en bois doivent résister au vent, d’où leur faible hauteur, ce qui présente des inconvénients techniques pour la conduite de la culture de la tomate », explique Mauro Provazza, de chez Syngenta. En Argentine, les serres modernes en acier sont chères, en partie, parce qu’il n’y a pas de fabricant local. Une serre basique en acier vaut 35 € le mètre carré, montage non inclus, alors que les matériaux de construction d’une serre en bois valent huit fois moins cher. Fernando Álvarez, une artisan dit qu’il peut construire en une semaine, à l’aide de trois compagnons, une serre en bois en forme de tunnel de 50 m de long sur 3,8 m de large pour la modique somme de 15 000 pesos, soit 200 euros. Cela fait un coût du mètre carré installé à 0,88 €… « En Argentine, ce sont les pépiniéristes fournisseurs des professionnels qui sont les mieux équipés avec des serres chauffées parfois double paroi », mentionne Mauro Provazza. Dans tout le pays, il y a une douzaine de pépiniéristes ainsi équipés : quatre à La Plata, deux à Corrientes, un à Tucumán, quatre autres à Mendoza, la province andine accolée au Chili où les conditions climatiques sont les meilleures pour la culture de la tomate. C’est d’ailleurs à Mendoza qu’ont été réalisés les derniers investissements importants dans des serres dernier cri. La proximité du Chili n’y est sans doute pas étrangère.

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