À Nouans-les-Fontaines EN INDRE-et-LOIRE
Des animaux bichonnés jusqu’à leur mort naturelle
À la ferme-refuge des Croq’épines, Alexandra Dupont est très sensible au devenir de ses boucs et chèvres qu’elle ne tue pas. À côté de son troupeau de laitières, un refuge accueille les improductifs.
Alexandra Dupont est éleveuse. Mais elle ne veut pas voir partir ses animaux malades ou en fin de carrière. Se séparer des chevreaux qu’elle a élevés et aidés à naître est aussi un déchirement. Pour éviter ce cas de conscience, l’éleveuse de 42 ans garde tous ces animaux jusqu’à leur mort naturelle. Les éclopés, les boucs castrés et les retraitées, bref les improductifs, tout le monde reste jusqu’au bout dans la ferme-refuge des Croq’épines.
Ingénieure agro de formation, Alexandra a roulé sa bosse dans le développement en Afrique et en Amérique du Sud. De retour en France, elle passe par différents contrats aidés avant de se reconvertir aux débuts des années 2010. « Je voulais travailler à la campagne, avec des animaux, pour en vivre », raconte ce petit bout de femme aux yeux pétillants. Elle enchaîne des formations courtes et deux stages de trois mois dans des fermes caprines de l’Hérault et des Cévennes. Le métier lui plaît mais elle se rend vite compte que les chevreaux seront son point faible. « Ce n’est juste pas possible d’aider les chevreaux à naître, de leur donner le biberon, de s’y attacher pour les envoyer ensuite à l’abattoir », explique l’éleveuse qui a fait sien le proverbe du chef indien Seattle « vous devez traiter les bêtes comme vos frères ». Elle reviendra d’ailleurs de ses stages avec une douzaine de chèvres Saanen, Boer et Alpine.
Des parrains pour financer le refuge
Fin 2010, elle achète un grand corps de ferme et une vingtaine d’hectares à Nouans-les-Fontaines en Indre-et-Loire et s’installe officiellement en janvier 2011. Son troupeau est complété par 25 chevrettes prêtes à mettre bas, mais écornées, achetées à un éleveur de la région.
Aujourd’hui, deux troupeaux se croisent sur la ferme : une centaine de chèvres laitières, chevrettes et boucs reproducteurs en production biologique et 85 improductifs, principalement des boucs castrés. Dans le refuge des Croq’épines, ils coulent une vie paisible en recevant les soins d’Alexandra ainsi que des nombreux stagiaires ou des wwoofeurs bénévoles de passage. Pour financer en partie l’entretien de ce troupeau d’oisifs, Alexandra a créé en 2014 une association loi 1901 qui peut recevoir de l’argent de la part de donateurs ou parrains. Alexandra estime à 210 euros de foin, vermifuge, vaccins ou clôture le coût de l’entretien d’un caprin sur une année. Elle propose aux clients, amapiens, voisins, connaissances et sympathisants d’adopter une chèvre dans le cadre d’un contrat de parrainage. « C’est une façon de se lier à un animal sympathique sans se soucier de son quotidien », décrit l’éleveuse. Un parrainage à 80 euros donne droit à une petite contrepartie en fromage. Les parrains sont par ailleurs toujours les bienvenus à la ferme, comme Nathalie qui vient de passer une semaine avec sa fille dans l’une des dépendances de la ferme. Les motivations des parrains sont diverses. « Comment aurais-je pu laisser tomber Himalaya alors qu’il vient me réclamer des câlins à chaque fois que je passe non loin de lui dans le hangar ? », s’interroge par exemple Manon, marraine d’Himalaya depuis 2016 et ancienne stagiaire de la ferme.
Des mises bas à deux ou trois ans et des sevrages naturels
Mais, avec 5 000 euros de dons reçus en 2017, les 70 parrains et 100 adhérents de l’association ne sont pas assez nombreux pour assurer près de 18 000 euros de coût du refuge. La ferme prend donc la grosse partie des charges dans cet élevage où la rentabilité n’est pas la priorité.
Pour éviter l’inflation des boucs improductifs, les chèvres ne sont mises à la reproduction qu’une seule fois, vers l’âge de deux à trois ans. « Les chevrettes ont bien acquis toute leur taille adulte quand elles mettent bas », préfère Alexandra. Les chevreaux et chevrettes restent avec leurs mères jusqu’à leur sevrage naturel, entre deux et quatre mois d’âge. « Je les laisse plus ou moins longtemps avec leur mère selon le lait dont j’ai besoin ».
Ensuite, les lactations durent plusieurs années, jusqu’à leur tarissement naturel qui signifie leur retraite. « Les plus âgées me donnent du lait depuis 2011 », explique Alexandra en caressant amoureusement le flanc de Goyave. La production n’est pas très élevée, 1,2 litre en moyenne par chèvre et par jour, mais cela suffit pour faire des crottins, bûches, pyramides, tommes ou faisselles vendus à la ferme, dans 15 Amaps ou lors de marchés ponctuels. Valorisés 2,6 euros du litre, ces fromages lui permettent un peu moins de 40 000 euros de chiffre d’affaires par an.
Une sensibilité partagée avec certains éleveurs
Les mâles sont castrés à l’élastique entre cinq et huit jours et ils restent dans un parc voisin. Les animaux handicapés ou malades, qui ne seraient pas restés dans bien des élevages, ont toute leur place à la ferme des Croq’épines. Bien à l’abri sous leur hangar paillé, ces animaux sont particulièrement choyés par l’éleveuse. « Quand une chèvre est malade, elle est mise à l’écart et on lui rend très régulièrement visite pour vérifier que tout va bien », décrit l’éleveuse en embrassant Grâce devenue aveugle, Fanchon, paralysée, Faisane, qu’un coup de corne d’une congénère a rendu borgne, ou Mambo, souffrant de polyarthrite.
Les relations avec les vétérinaires ne sont pas toujours simples. Alexandra leur reproche parfois une certaine brutalité, loin de la prévenante attention de l’éleveuse. « La vétérinaire n’a pas compris quand j’ai voulu endormir Indigo avant de lui injecter un produit euthanasiant suite à des calculs urinaires incurables », se souvient l’éleveuse avec une voix encore chargée d’émotion.
Avec sensibilité et compassion, Alexandra a parfois eu du mal à l’évoquer lors de ses formations courtes. Mais depuis son installation et avec ses positions assumées, il lui est fréquent maintenant d’entendre d’autres éleveurs se confier et partager avec elle la douleur ressentie lorsqu’il faut séparer la mère de ses chevreaux ou envoyer ses vieilles chèvres à l’abattoir. Éthologue amateur, Alexandra observe et comprend le comportement de ses chèvres. Elle s’émerveille par exemple que les chevrettes devenues grandes s’endorment auprès de leur mère, même après avoir été séparées plusieurs années.
Pour Alexandra qui connaît l’histoire, la généalogie et le caractère de chacun de ses pensionnaires, « on ne peut pas réduire les chèvres à des machines à produire. Ce sont vraiment des individus avec leurs besoins et leur caractère propre. Ce sont des êtres vivants et sensibles et on ne peut pas passer outre cela sous prétexte qu’ils produisent de la viande ou du lait. » L’éleveuse, non-végan mais très faible consommatrice de viande, croit d’ailleurs que de plus en plus de concitoyens sont sensibles à cette question de l’abattage. Certaines Amap de la région parisienne payent d’ailleurs un peu plus cher pour être livrées avec ses fromages qui ne tuent pas…