Reportage à Monténégro au Brésil
Reprise de Frangosul décevante pour les éleveurs (et les ouvriers)
En forte baisse cette année, la rémunération versée aux éleveurs intégrés par JBS provoque une série d’abandons, tandis que les ouvriers constatent une dégradation de leur condition.
En forte baisse cette année, la rémunération versée aux éleveurs intégrés par JBS provoque une série d’abandons, tandis que les ouvriers constatent une dégradation de leur condition.

Le plus grand des trois abattoirs anciennement Doux-Frangosul, au Brésil, se trouve au creux d’un vallon proche de la petite ville de Monténégro, à 55 kilomètres au nord de Porto Alegre, la capitale de l’État du Rio Grande do Sul, loin des clichés. Ici, point de plage et de samba sous le soleil, mais des travailleurs d’origine allemande s’affairant au bas de collines de pins enrubannées de brume.
C’est dans ce décor que s’est envoyé l’industriel breton, début 2011. Sa filiale Frangosul, et ses 2 830 éleveurs intégrés connurent une décennie prospère de 1998 à 2008, puis une crise financière, qui se termina par la reprise des abattoirs dans le cadre d’un contrat de location-gérance, puis son rachat en octobre dernier, au profit du groupe JBS, numéro un mondial de la protéine animale. Le deuxième abattoir est situé également au Rio Grande do Sul, tandis que le troisième est au Mato Grosso do Sul, au centre-ouest du pays.
Moins de deux cents euros de salaire
Aux journalistes, JBS ne communique rien sur Frangosul et interdit l’accès à ses usines. Aux portes de celle de Monténégro, où sont transformés 420 000 poulets export par jour, trois ouvrières du secteur des abats renseignent sur leurs conditions de travail. Elles touchent un salaire mensuel brut de 1 044 réals, soit 244 € (1), duquel sont soustraits 36 € de cotisations sociales, 12 € de repas et 9 € de café. La prime de travail de nuit est de 37 €/mois. Leur semaine de travail compte 48 heures, avec une heure de pause déjeuner et 45 minutes de repos. À l’époque où Doux était aux manettes, “nous étions mieux payées et la nourriture aussi était meilleure”, disent-elles à l’unisson. Un responsable du système opérationnel, qui sort de l’usine pour faire trois pauses cigarette en moins d’une heure, indique que plus de deux mille personnes travaillent sur le site. « La culture du silence est propre aux multinationales », ajoute-t-il.
Le silence était déjà au cœur du conflit entre Doux et ses intégrés. Alors que les retards de paiement et de livraison des aliments se prolongeaient jusqu’à l’insupportable, le directeur de Doux, Guy Odri, niait ces dysfonctionnements auprès des médias et des autorités sollicitées comme médiatrices par les éleveurs. Ceux-ci furent donc soulagés d’apprendre la reprise par JBS, lequel leur remboursa les impayés ainsi qu’aux prestataires.
Duopole de JBS et de BRF
À présent, le logo JBS orne les gigantesques silos de l’usine d’aliment située en face de l’abattoir de Monténégro, au pied desquels se trouve un élevage expérimental. “Au Rio Grande do Sul, JBS n’a pas seulement repris Frangosul mais aussi au moins, cinq autres transformateurs de poulet et de porc”, selon Rigoberto Kniest, le directeur bénévole de l’association des éleveurs intégrés du Rio Grande do Sul. Le numéro un mondial du bœuf a fait une entrée fracassante dans le secteur des viandes blanches aux côtés du leader Brasil Foods (BRF), né de la fusion en 2009 des numéros un et deux nationaux, Sadia et Perdigão. Aujourd’hui, au Rio Grande do Sul, à Santa Catarina et au Paraná, les trois États du Sud qui fournissent près des deux tiers du poulet produit au pays, BRF et JBS font figure de mastodontes. “La plupart des usines rachetées par JBS ont été fermées et les indépendantes qui demeurent travaillent indirectement pour JBS ou pour BRF”, affirme Rigoberto Kniest qui dénonce une situation de monopole. Il souligne aussi que JBS est le plus gros bailleur de fonds des campagnes électorales et qu’il est soutenu de façon inconditionnelle par la Banque nationale de développement social (BNDES). La BNDES a aussi soutenu Sadia lorsque l’entreprise était endettée, prélude à sa fusion avec Perdigão. Bien entendu, un groupe étranger comme Doux n’a pas reçu tel appui…
Cinq centimes d’euros par poulet
« Quand JBS a repris l’abattoir, l’enthousiasme est revenu, mais nous avons vite déchanté », témoigne Catia Schu, éleveuse avec son mari et adjointe à l’Agriculture de Monténégro. Elle a abandonné l’élevage de poulet depuis un an, à cause de la faible rémunération versée.
"JBS a élevé ses exigences sanitaires tout en baissant sa rémunération par poulet engraissé de 0,10 € en 2013, à 0,05 € en 2014 et encore moins cette année. À ce prix-là, il est impossible de couvrir nos coûts, assure-t-elle. Sur les quarante-cinq éleveurs de volaille du district de Monténégro, huit ont abandonné au cours des deux dernières années, dont je fais partie. Nous sommes déçus. JBS paie les éleveurs au rabais en nous reprochant de ne pas atteindre un indice de conversion (IC) satisfaisant. Or, il dépend plus de la génétique et de la qualité des aliments que de notre bienveillance », ajoute Catia Schu. « Le prix maximum versé pour un IC de 1,4 est de 0,08 €, précise Rigoberto Kniest, qui a lui aussi arrêté l’élevage. La méthode de calcul est complexe. Mêmes nous ne la comprenons pas ! Elle se base essentiellement sur l’IC, sans tenir compte des charges des éleveurs. Ils abandonnent à cause de cela, mais aussi à cause du système d’intégration qui ne leur donne aucune liberté, même pas celle de prendre des vacances », assure-t-il.
(1) Pour 1 euro à 4,27 réals (le cours mensuel moyen de l’euro est passé de 3,54 réals en juillet à 4,36 en octobre).Un système d’intégration déséquilibré
Au Brésil, « lorsqu’un producteur veut s’intégrer, il sollicite une autorisation environnementale à sa commune, puis il signe un contrat d’adhésion avec l’intégrateur qui ne lui donne aucun droit. Les lots s’enchaînent sans que change cette situation », explique Rigoberto Kniest de l’association des éleveurs intégrés du Rio Grande do Sul. Un projet de loi réformant ce système d’intégration est étudié depuis dix ans par la Commission d’agriculture du Parlement fédéral, mais il dort dans un tiroir.”
La lente dégringolade des éleveurs
L’adjointe à l’Agriculture de Monténégro, Catia Schu, garde un bon souvenir des premières années Doux. “L’amélioration génétique nous a permis d’augmenter nos revenus et d’agrandir la taille de nos bâtiments. Mais à partir de 2008, les retards de paiements sont devenus systématiques et les prix ont chuté. Ce retard est passé de 60 jours à huit mois, l’équivalent de six lots. Les dirigeants nous disaient que les marchés d’exportation étaient en crise et que le groupe avait fait faillite en France. Ils se sont montrés indifférents à notre égard et les retards de livraisons d’aliments ont été cruels pour les animaux qui restaient plusieurs jours sans manger au plus fort de la crise.
La situation a eu un impact sur l’économie locale puisqu’ici les éleveurs représentent une bourgeoisie nombreuse. Certains ont fermé les commerces dans lesquels ils avaient investi. D’autres ont été frappés d’interdit bancaire. Beaucoup ont déprimé. Lorsque la crise a atteint le point de non-retour, en mars 2011, nous avons refusé en masse de recevoir les lots de poussins pendant deux mois, forçant l’usine à s’arrêter. » Caetano Claudio da Silva, un autre éleveur ajoute : « la situation nous a motivé à créer une association, mais depuis, les éleveurs se sont désunis. »
« JBS élève ses exigences sanitaires sans nous donner des moyens »
Soulagé d’avoir fermé la parenthèse Doux, Ari Jacó Krug Appel doit répondre aux exigences de son nouvel intégrateur.
Ari Jacó Krug Appel est le patron d’une des quatorze pharmacies que compte la seule rue commerçante de Monténégro. Il a pu le devenir grâce aux revenus dégagés depuis 1991 par ses deux bâtiments de poulet de chair situés à 3 Km de l’abattoir. C’est Caetano Cláudio Da Silva, 41 ans qui les exploite. Il a débuté en 1991 à ses côtés comme garçon de ferme, devenant par la suite salarié, puis associé. « Mes parents faisaient partie des cinq premiers éleveurs intégrés à Frangosul, dès 1970", raconte fièrement Ari Jacó en montrant du doigt leur ferme, voisine de la sienne qui compte 16 hectares dont 10 de mandariniers, dix zébus et les deux bâtiments d’élevage.
Investir plus pour gagner moins
Dès la reprise de Frangosul en 2012, ils ont reçu près de 20 000 € d’impayés en trois paiements. Le prix payé par JBS fut autour de 0,10 € par poulet engraissé en 2012, augmenta légèrement en 2013 et se maintint en 2014. Mais il a chuté cette année à 0,05 €, « sous prétexte que nous n’avons pas atteint l’indice de consommation escompté », explique Caetano. Chaque lot de 28 000 poulets dégage un revenu net moyen de 1 875 € et 2 500 € de revenus mensuel moyen pour seize lots, dont 20 % revient à Caetano l’éleveur et 80 % à Ari le propriétaire.
Suite à l’arrivée de JBS, l’autre changement notable fut l’élévation du niveau d’exigences sanitaires. Ari a dû investir dans un portique de désinfection des camions et dans un grillage métallique tout autour de sa ferme. aucune personne extérieure à l’exploitation n’a le droit d’y pénétrer, ni de la photographier. « La rentabilité actuelle n’est pas suffisante pour faire les investissements requis en matière sanitaire. Mais nous n’abandonnerons pas comme certains voisins, parce que Caetano doit subvenir aux besoins de sa famille et qu’il aime son métier », conclut Ari.
Dix-sept poulets au mètre carré
Les deux bâtiments de 140 x 12 m et de 132 x 12 m hébergent chacun huit lots de 28 000 poulets Cobb par an. Leur structure est rustique avec de grosses poutres qui soutiennent un toit en tôle. Les poulets y restent de 28 à 30 jours. La densité est de 17 poulets par mètre carré en été, davantage en hiver. Les mâles atteignent un poids de 1,7 kg en moyenne et les femelles 1,4 kg. Peu après la livraison des poussins, un technicien de JBS vient les inspecter. « Si au moins 70 % ne manifeste pas de problème de digestion, il les laisse en place en préconisant, ou pas, un ajout de sucre à l’eau. Le taux de mortalité est de 3 %. » Légère différence entre JBS et Doux, ce sont désormais des employés de JBS qui viennent charger les poulets. JBS lui décompte le coût de cette main-d’oeuvre, « alors cela revient au même », dit Ari Jaco en souriant.
Des coûts de production qui explosent
Calculé par l’Embrapa (l’Institut de recherche brésilien) pour un élevage type du Parana, l’indice de coût de production du poulet a augmenté de 26,9 % entre octobre 2014 et octobre 2015 et de 15 % depuis le mois de juillet. La hausse concerne l’aliment en priorité (+22,6 %). Le Brésil connaît un fort ralentissement économique depuis 2014, avec un recul de 3,1 % du PIB cette année et une inflation de 9,93 % d’octobre 2014 à 2015. Néanmoins, la production brésilienne de poulet a atteint 13,1 millions de tonnes en 2015 (+3,5 %), dont 4,26 MT sont exportés (+4 %).