Italie : le safran, « or rouge » de l'Ombrie
Alessandro Mazzuoli, producteur italien de safran depuis 2002, est le président d’un consortium consacré au safran de la région de l’Ombrie. Face aux concurrences d’importation, il a conçu une base commune pour un emballage qui réduit les frais des producteurs. [Article de Yanne Boloh]



Alessandro Mazzuoli exploite 50 hectares en bio dans le village de Città della Pieve, à l’ouest de la région italienne centrale de l’Ombrie. L’exploitation familiale est principalement plantée en vigne, en olivier et céréales. Mais, en 2002, il décide de consacrer une part de ses surfaces au safran et d’en promouvoir la production auprès de ses collègues, en structurant notamment le partage des itinéraires techniques afin d’améliorer la culture des bulbes.
Il s’est aussi lancé dans la communication vers le grand public en installant, au cœur du village, un « musée » nommé la Maison du safran. S’y trouve le siège de l’organisation de producteurs « Il Croco di Pietro Perugino », du nom du peintre Le Pérugin, maître de Raphaël et né à Città della Pieve en 1446. Alessandro Mazzuoli consacre quelques mètres carrés dans son jardin au cœur du village pour faire visiter, en sus du musée, la production proprement dite dans les collines voisines.
L’Ombrie compte une cinquantaine de safranières
Au début du XXe siècle, l’Italie comptait 500 hectares cultivés en safran. Ces surfaces se sont peu à peu érodées pour arriver entre 50 et 60 hectares aujourd’hui. Ils se situent essentiellement dans la région centrale du pays : les Abruzzes, la Toscane, les Marches, la Sardaigne et, donc, l’Ombrie. La production italienne varie entre 1 tonne et 1,5 tonne par an. L’Ombrie compte en tout une cinquantaine de safranières, qui produisent au total entre 20 et 30 kilos de safran par an. Les producteurs de la région se regroupent en trois organisations : l’association du safran de Cascia, les producteurs du safran de Ducato di Spoleto, et le Consortium « Il Croco di Pietro Perigino » lancé par Alessandro Mazzuoli.
La production est identifiée depuis le Moyen Âge dans sa région, comme l’attestent les documents retrouvés par Alessandro Mazzuoli : une première référence dès 1279 (interdiction aux étrangers de cultiver le safran dans la région), un traité de la culture de safran de 1510 et, encore plus prosaïquement, la taxe imposée par la commune dès 1537 sur le safran cultivé, payable le 8 novembre de chaque année. Mais les surfaces ont peu à peu disparu, malgré des conditions pédoclimatiques et des terres drainantes qui lui conviennent, le village se situant à 508 mètres d’altitude. La réhabilitation du safran autour de Città della Pieve est à porter au crédit de l’agronome Alberto Vigano qui, dans les années 1980, en a planté dans sa propriété proche du village et a promu « l’or rouge ».
La concurrence du safran en poudre
Trente-deux agriculteurs adhèrent au Consortium « Il Croco di Pietro Perugino », fondé en 2002. La zone de production est centrée sur le village, à l’ouest de l’Ombrie. Le consortium interdit notamment toute utilisation de substances chimiques de synthèse, exige la commercialisation du safran en stigmates et non en poudre, et impose une traçabilité à la parcelle pour promouvoir et sauvegarder le « safran de Città del Pieve ».
Depuis 2013, celui-ci figure même sur la liste des produits alimentaires traditionnels de la région. Le choix des bulbes, la production manuelle, l’attention portée à la séparation des filaments et à leur séchage contribuent à la qualité du safran de Città del Pieve et composent la base de la différenciation marketing portée par les producteurs. Le consortium vend les bulbes aux producteurs, mais il ne commercialise pas le safran auprès des consommateurs : chaque producteur assure ses ventes.
« Nous souffrons d’une concurrence féroce non pas des autres pays producteurs de safran en stigmates, mais bien d’autres pays qui cassent les prix en proposant du “safran” en poudre. Or, nous avons pu voir que les caractéristiques chimiques de ces produits ne sont pas du tout celles de notre safran », résume Alessandro Mazzuoli. Le safran est une épice complexe, qui apporte de la flaveur, des arômes et de la couleur. Cette spécificité est apportée par la présence simultanée de trois substances.
Un emballage commun pour communiquer
La picrocrocine est un hétéroside issu de la zéaxanthine, composé de glucose et de safranal, qui apporte le goût amer du safran. Il s’agit d’un composé instable dont la présence est principalement liée à la qualité du séchage. Le safranal, qui donne le goût typique du safran, est une huile essentielle très volatile qui se forme principalement durant le séchage par hydrolyse de la picrocrocine, dotée d’une activité antioxydante. Les crocines sont, quant à elles, les précurseurs de la crocétine. Celle-ci appartient à la famille des caroténoïdes et elle est capable de colorer les aliments même à une très faible concentration.
C’est pour valoriser toutes ces spécificités qu’Alessandro Mazzuoli a incité ses collègues à concevoir un emballage commun, non seulement pour réduire leurs frais, mais surtout pour communiquer de façon commune et homogène sur leurs produits.
« La première chose est de ne vendre notre safran que sous forme de filaments et non de poudre. Il faut apprendre cela au consommateur car les filaments ne trompent jamais. La seconde est de leur apprendre à bien s’en servir : quand il est bien séché, le safran se conserve sans problème plus d’une année. Et rien ne sert d’en incorporer trop : il ne faut pas plus de trois à quatre filaments par personne pour aromatiser un plat de riz ou de pâtes. Je recommande de préparer une infusion avec les filaments dans un liquide tiède quelques heures avant de l’incorporer dans le plat. Pas besoin de plus », explique le producteur.
C’est aussi sur ce concept de « la juste dose » que le consortium a concu l’emballage commun à ses membres. Le safran est préparé dans des cartonnettes séparées et assorties de recettes. Pour l’instant la « collection » complète compte cinq recettes. Le nom du producteur est ajouté avec une étiquette autocollante apposée par chacun lors de la vente.
En chiffres
Production mondiale
178 t par an, dont 90 % en Iran. Les 10 % restants sont répartis principalement entre l’Inde, la Grèce, le Maroc, l’Espagne et l’Italie.
Italie
50 à 60 ha, principalement dans les Abruzzes, la Toscane, les Marches, la Sardaigne et l’Ombrie.
Entre 1 et 1,5 t par an.
France
37 ha sont cultivés dans une quarantaine de départements. Les trois principaux sont le Loiret, le Lot et la Creuse, qui compte la plus grande safranière (1 ha) de l’Hexagone.
L’Ombrie, « cœur vert de l’Italie »
Située au nord de Rome, l’Ombrie est la plus petite des régions italiennes, et la seule sans aucune ouverture sur la mer. La part de terres cultivées (68 %) y est supérieure à la moyenne nationale (57 %). Connue comme « le cœur vert de l’Italie », l’Ombrie compte 28 650 exploitations agricoles d’une taille moyenne de 10 ha. Son relief est majoritairement montagneux. Parmi ses productions historiques arrivent en tête le vin, dont le plus connu est l’Orvieto, le tabac et l’huile d’olive. Mais la région est également le leader italien des truffes noires et elle s’est relancée dans la production de safran. 27 % des fermes font de l’élevage, dont celui de la plus grande race de vaches du monde, la Chianina.
L’or rouge se mérite
Le travail du safranier atteint son pic en octobre et novembre. La plante dort l’été et fleurit à l’automne, la fleur devant être cueillie au petit matin, avant que le soleil n’effleure les corolles. La plante peut atteindre 10 à 25 cm à partir du bulbe. Les fleurs comptent six pétales, trois externes et trois internes. Au maximum, une surface de 100 m2 va fournir 100 à 150 g de stigmates. Le stigmate se termine par trois filaments qui constituent l’épice elle-même, réputée pour sa couleur mais aussi son impact sur la santé du foie, la lutte contre le vieillissement et la régulation de l’appétit.
Elle aurait été « inventée » par les Grecs à l’Antiquité : l’espèce Crocus sativus n’existe en effet pas à l’état sauvage contrairement à ses cousins, les iris et autres crocus. Le safran lui-même est obtenu par le séchage des trois filaments du pistil de chaque fleur. Le processus est donc minutieux et demande beaucoup de main-d’œuvre pour la cueillette, la séparation des pistils, leur séchage mais aussi, pendant l’année, pour le désherbage, le déterrage et le nettoyage des bulbes, puis leur plantation en juillet et août. Les principaux ennemis des bulbes sont les rongeurs, d’où l’intérêt, selon Alessandro Mazzuoli, d’installer des poteaux pour favoriser les rapaces.