Liberté, qualité et marketing : les clés de l'export canadien
En blé comme en colza, le Canada est un exportateur de premier plan au niveau mondial, malgré une production loin d'être pléthorique. Une stratégie de marketing maîtrisée lui permet de maintenir et d'amplifier ses positions... dans un esprit très conquérant.
Fermier, c'est une belle vie. » Voilà ce que Julien Brais, rencontré dans le cadre d'un voyage organisé par l'Afja(1), répond lorsqu'on lui demande comment il voit l'avenir. Canadien francophone basé à Saint-Joseph dans le Manitoba, il exploite depuis 1980 520 hectares, auxquels se sont ajoutés cette année 440 hectares loués à une famille voisine désireuse d'arrêter la production. Même si un accident de moissonneuse-batteuse l'a privé de sa main droite voici quelques années, même s'il sait que les prix peuvent vite retrouver le chemin de la baisse, Julien Brais ne se voit pas autrement qu'agriculteur. Né sur la ferme qui appartient à sa famille depuis plus d'un siècle, il raisonne en chef d'entreprise. « Lorsque la vache folle est arrivée en 2003, j'ai arrêté l'atelier de bouvillons, ce n'était plus rentable », explique-t-il sans état d'âme. De 44 q/ha en blé de printemps, 28 à 31 q/ha en canola et 30 à 34 q/ha en soja, ses rendements moyens ont peu à voir avec ceux de l'Hexagone. Mais l'itinéraire technique, assez simple, est moins couteux. « En blé, je passe un coup de herse avant l'hiver puis je sème en direct au printemps, décrit-il. J'apporte l'azote et la potasse avec la semence. Je réalise ensuite un traitement herbicide, surtout contre la folle-avoine, et je passe deux fongicides, l'un contre la fusariose, l'autre contre les rouilles. » Des hivers très rigoureux pendant lesquels les températures descendent facilement en dessous des 30 °C contribuent à assainir les terres... Mais également à raccourcir les cycles de culture. Julien Brais ne cultive que des types « printemps ». Sur canola, la semence, OGM, est plus chère. Mais « c'est la culture qui fait le revenu aujourd'hui », estime Réjean Picard, expert agronome au ministère de l'agriculture du Manitoba. Depuis huit ans, Julien Brais n'a pas à se plaindre. En 2015, ses 520 hectares ont généré un chiffre d'affaires de 305 000 euros, dont 62 500 euros de profits nets... hors sa rémunération, comprise dans les charges. Ces profits lui servent à rembourser ses emprunts et à investir. « Doubler pratiquement ma surface ne m'a pas fait trop peur, confie l'agriculteur. Cela fait des années que l'on améliore nos équipements et notre stockage. » De fait, l'agriculteur stocke 90 % de sa récolte. Et il vend en toute liberté, sans se couvrir sur les marchés à terme, inutiles pour lui à son goût.
Une rémunération de 55 000 à 60 000 euros par an comptée dans les charges
Au pays du sirop d'érable, Julien Brais n'est pas une exception. À quelques encablures de là, Gaétan Talbot, qui exploite avec son cousin 880 hectares, a une conduite similaire. « Nous faisons environ 690 000 euros de chiffre d'affaires et 240 000 euros de bénéfice, détaille-t-il. Dans les charges, il y a nos revenus. En ce qui me concerne, je prélève 55 000 à 60 000 euros par an. » Ancien camionneur, Gaétan Talbot a pris la suite de son père sans hésiter, ne serait-ce qu'en termes de qualité de vie.
Le secret de ces réussites ? Une très bonne capacité d'adaptation des producteurs, pas ou très peu contraints sur le plan réglementaire et environnemental, et une vraie politique marketing à l'export. En quelques années, le pays s'est ainsi taillé une place majeure sur le marché du colza, allant jusqu'à imposer un nom commercial, le canola. « C'est la contraction de 'canadian' et 'ola', qui signifie huile », explique pas peu fier, Maxim Legault-Mayrand, du conseil canadien du canola, sorte d'interprofession réunissant tous les maillons de la filière. Plus de 90 % du canola canadien est exporté. De 3,6 millions d'hectares au début des années 2000, les surfaces sont passées à 8 millions d'hectares. « Nous avons lancé notre plan 'keep it coming', qui vise à obtenir un rendement moyen proche des 30 q/ha en 2025, ce qui nous permettrait de produire 26 millions de tonnes de graines contre 17,2 aujourd'hui », indique Maxim Legault-Mayrand. Le développement des variétés de soja résistantes au froid, qui séduisent les fermiers canadiens, l'émergence de mauvaises herbes résistantes au glyphosate dans les canola tous OGM, l'essoufflement de la demande en Chine, premier acheteur de colza canadien... Le professionnel n'en a cure ou presque. Pour conquérir le monde, la filière mise notamment sur les qualités du canola, à la fois riche en huile (44 % de moyenne, comme en France) et en protéines mais pauvre en glucosinolates (10,9 micromol/g contre 16,7 en France) et en acides gras saturés (7 % contre 9 % en France). « L'huile de canola est vue comme une très bonne huile pour la santé humaine en Amérique du Nord, souligne Véronique Barthet, à la Commission canadienne des grains. Une demande bâtie sur ces critères qualitatifs est en train de se développer en Inde. Le marché américain a par ailleurs montré aux Canadiens que la valeur du tourteau est intéressante. Lors de l'inscription des variétés au Canada, une valeur minimale est demandée pour la protéine, ce qui a fait monter les standards. » Soucieux de préserver sa réputation, le Canada n'exporte que du canola de grade n°1.
La qualité rémunérée et vérifiée avant expédition
En blé, le marketing est roi, lui aussi. « Notre marque de fabrique sur le marché mondial, c'est la qualité », confirme Rémi Gosselin, de la Commission canadienne des grains. Comme en canola, les variétés de blé sont évaluées puis validées par le gouvernement, ce qui permet d'orienter la production. Les récoltes sont ensuite classées selon le type de blé (durum, CWRS... ) et le grade, qui définit des qualités. Valorisé par les différents maillons de la filière, le classement commence chez l'exploitant. « J'essaie de mettre un champ par cellule, précise par exemple Julien Brais. En blé, ça me permet de vendre plus cher, en fonction du taux de protéines surtout. » Responsable d'un silo de première mise en marché, qui revend aux transformateurs locaux ou à des silos portuaires, Éric Bruhl confirme : « au-dessus de 13,5 % de protéines, un taux souvent atteint, nous donnons une prime pour chaque demi-point supplémentaire ». Des inspecteurs sont ensuite chargés de vérifier la qualité de toutes les cargaisons expédiées par bateaux, vers l'étranger. Certains craignaient que la fin en 2011 du Canadian wheat board (CWB), qui organisait les exportations des grains produits par les agriculteurs de l'Ouest du pays, ne déstructure l'offre présentée au niveau mondial, notamment en blé dur, marché sur lequel le Canada joue un rôle majeur. Quelques années après, les faits montrent qu'il n'en est rien. Et les producteurs trouvent leur compte dans ce nouveau système. « Nos prix ne sont pas meilleurs, observe Julien Brais. Mais avant, il fallait livrer le blé à la demande du CWB, ce qui n'était pas toujours pratique. Et ça pouvait prendre jusqu'à deux ans avant d'avoir la rémunération complète, ristournes comprises. Désormais, c'est nous qui décidons et c'est plus simple. »
Les producteurs pourraient être davantage contraints demain. Les ONG commencent par exemple à dénoncer les effets que pourraient avoir les néonicotinoïdes sur les abeilles. Mais l'esprit reste le même sur ce dossier que sur les autres : conquérant. « L'agriculture durable peut améliorer la rentabilité du secteur en maintenant l'accès vers les acheteurs, explique Alexandre Lefebvre, directeur de la politique environnementale au sein du ministère canadien de l'Agriculture. Et cela peut contribuer à l'image de marque du Canada. »
(1) Association française des journalistes agricoles.
Plus grand mais comparable à la France en tonnage
. 68 millions d'ha de terres agricoles soit 7 % du territoire (France : 29,1 Mha et 52,7 %)
. 35,8 millions d'habitants (France : 66 millions) répartis dans 10 provinces et 3 territoires
. 75 à 90 millions de t de céréales et oléoprotéagineux produites par an (France : environ 80 Mt en 2015)
. 205 703 fermes dont 86 536 en grandes cultures (France : 490 000 et 119 000)
17 milliards d'euros par an générés en moyenne par l'export de grandes cultures brutes ou transformées