Irrigation : le stockage de l’eau, toujours l'objet de réserves
Face à l’accroissement des stress hydriques printaniers et estivaux, les irrigants plaident pour la création de retenues de substitution. Une solution qui soulève des contestations et pose la question des modèles agricoles à privilégier.
Face à l’accroissement des stress hydriques printaniers et estivaux, les irrigants plaident pour la création de retenues de substitution. Une solution qui soulève des contestations et pose la question des modèles agricoles à privilégier.
L’évapotranspiration qui augmente sous l’effet de la hausse des températures moyennes en lien avec le changement climatique, les pluies qui se font rares au printemps et à l’été, la multiplication des arrêtés contraignants pour l’irrigation… l’alimentation en eau devient de plus en plus critique pour les cultures. Dès lors, pourquoi ne pas stocker l’eau qui tombe l’hiver en quantité importante pour arroser les champs l’été ?
C’est le principe des retenues de substitution, destinées à prélever l’eau l’hiver plutôt qu’en période d’étiage estival. Les irrigants (ou agriculteurs aspirant à la devenir) y voient une solution pour sécuriser l’accès à l’eau. Les derniers ministres de l’Agriculture ont apporté leur soutien à cette option.
Sur le terrain, le sujet suscite toujours de fortes crispations. D’abord parce que capter l’eau l’hiver n’est pas sans conséquence. « Stocker l’eau l’hiver plutôt que la laisser partir à la mer, cela peut sembler relever du bon sens, mais la création d’une retenue n’est jamais anodine, souligne Sami Bouarfa, spécialiste de l’eau et de l’irrigation à Inrae. Cela a des impacts sur le cycle de l’eau et sur la vie aquatique qu’il convient d’évaluer systématiquement. » C’est encore plus vrai en cas de multiplication de telles infrastructures sur un territoire.
« On peut s’attendre à des contestations grandissantes »
La tension croissante sur la ressource en eau suscite également des débats sur l’allocation de cette manne de plus en plus précieuse. « Cela génère des conflits d’usage importants, affirme Gabrielle Bouleau, spécialiste des politiques environnementales à Inrae. Il n’y a plus aucun usage sans débat, et l’on peut s’attendre à des contestations grandissantes. »
Qui est légitime pour s’approprier l’eau ? Outre la question de la répartition de la ressource entre les différents usages (irrigation, eau potable, industrie, énergie…) se pose la question du modèle agricole à qui profitent ces retenues. « Dans le cadre de certains projets alimentaires territoriaux, l’irrigation est considérée comme un moyen de garantir une agriculture de proximité qui bénéficie à la population, explique la chercheuse. Ailleurs, les productions agricoles sont assimilées à des produits d’exportation, l’irrigation est alors perçue comme une forme d’expropriation de cette eau, avec des retombées incertaines sur le territoire. »
Pour éviter la remise en cause des projets de retenues, la concertation apparaît incontournable. « Dans les zones de déséquilibre, il s’agit de mettre tout le monde autour de la table pour bâtir un projet de territoire, explique Luc Servant, vice-président de l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture en charge du dossier Eau. S’il faut faire des économies d’eau, elles doivent être partagées, et si l’on crée du stockage, il faut déterminer pour qui. Chercher un équilibre entre les différents usages rendra les choses plus solides. »
Ces démarches de concertation ont été lancées dans de nombreux secteurs. Pour mieux cadrer ces procédures collectives, le gouvernement a encouragé en 2019 l’élaboration de projets de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE), guide méthodologique et recommandations aux préfets à l’appui. Sur la base d’un diagnostic, le but est d’aboutir à un engagement de l’ensemble des usagers d’un territoire pour viser l’équilibre entre besoins et ressources disponibles, tout en préservant les écosystèmes aquatiques. Le PTGE doit intégrer l’adaptation au changement climatique et promouvoir des actions de réduction de consommation d’eau. Une soixantaine de PTGE sont actuellement en cours d’élaboration ou de négociation.
Une indispensable analyse économique à l’échelle du territoire
Fin de l’histoire ? Pas tout à fait, car le fonctionnement des PTGE ne fait pas l’unanimité. Certains acteurs y voient une surreprésentation des irrigants, et une méthodologie qui relève encore trop de la recherche d’acceptation du projet, plutôt que d’une réelle concertation. Les études à mener sont, elles aussi, nature à discussions. « Il est important que ces PTGE fassent l’objet d’une analyse économique sérieuse, et pas uniquement des coûts et bénéfices pour les différents acteurs, estime Sami Bouarfa. Qu’est-ce que le projet apporte au territoire, à l’intérêt général ? Quelles sont les options, notamment en termes de changement de modèle agricole ? Ce questionnement est indispensable car les infrastructures sont largement subventionnées. »
C’est notamment la question du rôle de l’irrigation dans la transition agroécologique qui est posée. Pour Luc Servant, il n’y a pas de contradiction. « Dans de nombreux endroits, l’irrigation permet la diversification des cultures et l’installation de filières locales, affirme l’élu. Réduire l’irrigation signifie bien souvent l’agrandissement des exploitations et un recours accru au travail simplifié. »
De l’avis de nombreux observateurs, les lignes bougent sur l’irrigation. Au sein même du ministère de la Transition écologique, elle n’est plus un tabou. Elle reste toutefois considérée comme un dernier recours qui doit s’accompagner d’une réflexion sur le modèle agricole. Les irrigants, eux, soulignent l’urgence à agir face à des étés de plus en plus secs.