Crucifères contre bioagresseurs : un potentiel à utiliser
Parmi les espèces de cultures intermédiaires, les crucifères se remarquent par l’émission de composés qui agissent contre des organismes du sol, dont certains parasites. État des lieux des études et des utilisations.
Ils sont mal aimés ou ils sont désirés. Les glucosinolates sont des molécules spécifiques des plantes de la famille des crucifères. Ils sont indésirables dans les graines de colza car ils déprécient la qualité nutritionnelle du tourteau. Mais dans les crucifères utilisées comme couvert d’interculture, ils sont recherchés pour leurs effets potentiels sur certains bioagresseurs. Ces plantes agissent soit laissées sur pied, et c'est leurs effets allélopathiques qui jouent, soit broyées et incorporées au sol (biofumigation).
« Il existe 132 types différents de glucosinolates », précise Antoine Couëdel, chercheur à l'Inra. La biodégradation de couverts végétaux contenant des glucosinolates génère des composés biocides dont les isothiocyanates sont parmi les plus connus et les plus actifs. Ce sont des composés fortement volatils. Lors du processus de biofumigation, les glucosinolates présents dans les cellules végétales rentrent en contact avec une enzyme, la myrosinase, pour former ces composés gazeux toxiques pour certains organismes du sol.
Contre les nématodes et contre certains pathogènes du sol
Les crucifères telles que diverses variétés de moutardes et radis sont déjà mises à profit en tant que culture intermédiaire pour agir sur les nématodes nuisibles à la betterave sucrière ou à la pomme de terre. Leurs effets sont indirects lorsqu'elles ne permettent pas aux nématodes d’achever leur cycle de développement, et ils sont aussi directs compte tenu des composés nématicides produits.
Mais les crucifères ont montré des efficacités sur toute une gamme d’organismes nuisibles. Antoine Couëdel nous en délivre quelques exemples. « Aux États-Unis, les brassicacées (autre nom des crucifères) sont utilisées en culture intermédiaire pour lutter contre la verticilliose de la pomme de terre occasionnée par Verticillium dahliae. En France, le même pathogène est responsable de la verticilliose du tournesol. Au champ, de récents travaux ont montré que l’introduction d’un couvert de brassicacées (moutarde brune, navette, radis) a réduit de 60 % l’intensité des attaques en comparaison d’un sol nu avant l’implantation de la culture. »
« Les crucifères ont des effets dépressifs sur le piétin échaudage, continue Antoine Couëdel. Diverses études à l’étranger montrent que les attaques de ce parasite sont moins élevées lorsqu’un blé est précédé d’un colza d’hiver. » La moutarde brune montre aussi une efficacité contre le piétin échaudage. Cette crucifère est reconnue pour agir également contre le champignon Rhizoctonia solani, causant le rhizoctone sur betterave et sur pomme de terre. Autre résultat : la sévérité de la fusariose du blé par Fusarium graminearum a été réduite significativement suite à des cultures de colza et de moutarde brune selon une étude.
Des résultats sur les adventices qui restent à clarifier
Au champ, les efficacités ne sont pas toujours au rendez-vous et la part des composés émis par les crucifères n’est pas toujours très claire dans leur action contre un pathogène. Ainsi en est-il de l’effet dépressif des crucifères sur l’Aphanomyces du pois. « L’effet de biofumigation dû à la libération d’isothiocyanates serait couplé à la décompaction du sol par les crucifères améliorant sa structure et engendrant un environnement moins propice au pathogène », rapporte Antoine Couedel.
Les crucifères ont été étudiées pour lutter contre le taupin, avec des résultats mitigés. Les couverts végétaux d’interculture agissent également sur les mauvaises herbes. Ce contrôle est dû aux compétitions pour la lumière et les ressources nutritionnelles ainsi qu'aux phénomènes d’allélopathie par la production de composés biocides. « Ces deux effets de compétition et d’allélopathie se déroulent en même temps et il est compliqué d’isoler leur contribution relative dans le contrôle des adventices, souligne Lionel Alletto, chargé de mission à la chambre régionale d’agriculture d’Occitanie et chercheur associé à l'Inra. Mais sur des parcelles, j’ai pu remarquer des crucifères présentant une faible biomasse et qui étaient peu infestées en adventices. Il y avait indéniablement un effet qui n’était pas dû à un étouffement par le couvert végétal. » Responsable du groupe de recherche malherbologie grandes cultures et vigne à l’institut Agroscope en Suisse, Judith Wirth a justement pu prouver l’effet allélopathique du sarrasin, une espèce qui ne fait pas partie des crucifères. Les plantes montrant un effet sur les bioagresseurs ne se limitent pas à cette seule famille, loin s’en faut.
Un effet maximal à attendre après broyage et incorporation au stade floraison
Outre le choix des espèces dans le couvert d’interculture, les conditions du milieu pèsent sur l’efficacité contre les bioagresseurs. « Pour une bonne action de la biofumigation, il faut un sol humide pour permettre l’hydrolyse d’une partie des composés actifs, une température si possible élevée et un broyage fin du couvert végétal, explique Lionel Alletto. D’autre part, il a été constaté que la biofumigation était efficace plus particulièrement dans les sols à faible teneur en matière organique. En effet, la matière organique a tendance à absorber une partie des composés, les rendant inactifs. » Enfin, la production de glucosinolates diffère en fonction du stade de la plante. Le maximum de la production a lieu lors de la floraison, d’où parfois des conseils de broyage et d’incorporation du couvert végétal à ce stade afin d’en tirer les meilleurs effets possibles contre certains bioagresseurs.
Il faut malgré tout être prudent quant à l’utilisation de couverts comme les crucifères car les composés émis peuvent avoir un impact néfaste sur certains organismes utiles, comme des bactéries symbiotiques participant à la bonne nutrition de certaines cultures ou des espèces végétales utilisées comme plantes compagnes telles que des légumineuses.
Les couverts végétaux d’interculture gardent tout leur intérêt, au-delà du contrôle des bioagresseurs. Ils offrent notamment un bouquet de services sur le plan environnemental, sur la nutrition des cultures, sur l’amélioration des sols… Des plantes utiles à de nombreux égards.
À chaque espèce ses glucosinolates
Les glucosinolates de la moutarde blanche ne sont pas les mêmes que ceux de la moutarde brune, de la moutarde éthiopienne, du radis fourrager, de la navette ou encore de la roquette. La plupart des espèces produisent ces composés essentiellement dans leurs parties aériennes à l’exception du radis où c’est au niveau des racines que l’on retrouve les plus fortes quantités. Entre variétés d’une même espèce, il n’y a pas trop de différence dans la composition mais plutôt dans la quantité. Ainsi, la variété Etamine de moutarde brune « crève le plafond » en termes de sinigrin, un glucosinolate aliphatique, spécifique à cette espèce et à la moutarde éthiopienne, avec des quantités deux à trois fois plus importantes que dans les autres variétés.
Du glucosinolate dans des produits d’application
Les crucifères et leurs glucosinolates sont à l’origine de produits d’application. Biofence est une spécialité à base de tourteau de moutarde d’Abyssinie utilisée en maraîchage. Il a été testé contre les larves de taupin à la dose de… 1,5 tonne/hectare. À cette dose, on peut trouver des effets mais le prix est élevé : 1200 euros. Il est commercialisé pour « rééquilibrer la microflore du sol » et pour ses effets contre certains nématodes. Autre solution présentée par Lionel Alletto : « Une société prépare un produit composé de glucosinolates encapsulés avec l’enzyme myrosinase dans son voisinage. L’ensemble pourra faire un cocktail détonnant pour lutter contre certains organismes. Le produit est prévu pour une utilisation en biocontrôle. »
« Une bonne efficacité de la moutarde sur les adventices »
« Je suis pluriactif avec la gestion de l'EARL du Peyroun et je suis responsable de la plateforme agroécologie du lycée agricole d’Auzeville, près de Toulouse. Sur mon exploitation, je conduis cette année 45 hectares en bio (blé tendre, soja, sarrasin, lentille) et 30 hectares en agriculture conventionnelle (colza, maïs). J'ai également 15 hectares de prairie. Je travaille le sol sans retournement de la terre. Dans la partie biologique de mon exploitation, je choisis un couvert avec une croissance rapide pour pouvoir concurrencer les adventices et pour casser le cycle de maladies comme le sclérotinia du soja, l’anthracnose ainsi que contre le taupin. J’ai associé une moutarde blanche à floraison tardive à du trèfle d’Alexandrie et du trèfle violet, pour éviter l’éventuel effet dépressif sur la culture qui suit. Le semis est effectué en septembre en combiné herse rotative et semoir en veillant bien à ce que de la pluie soit annoncée dans la foulée. J’ai pu constater la bonne efficacité de la moutarde sur les adventices, avec une biomasse de 5 tonnes/hectare à l’entrée de l’hiver. La moutarde a gelé ensuite. Il n’a pas été nécessaire d’intervenir mécaniquement contre les adventices.
Sur le lycée agricole, nous testons diverses stratégies. Nous menons environ cent essais de démonstration, dont vingt sur l’établissement, chez une cinquantaine d’agriculteurs en lien avec une structure de développement. Dans un contexte de travail superficiel classique pour notre région du Lauragais, j’ai pu constater un contrôle des adventices par un couvert semé début septembre composé de moutarde, de vesce commune et de trèfle sans que l’on puisse parler d’étouffement. Il y a sans doute un autre type d’effet sur les mauvaises herbes. La faible pression d’adventices n’a pas nécessité d’intervention. Le tournesol a été semé un mois après la destruction du couvert, délai à respecter pour éviter un effet dépressif. »