Logistique des céréales : composer avec la fluctuation des niveaux d’eau des fleuves
Le dérèglement climatique perturbe le trafic céréalier sur les fleuves de l’Est et génère des incertitudes. Les problèmes de navigabilité influent sur les habitudes du marché.
Le dérèglement climatique perturbe le trafic céréalier sur les fleuves de l’Est et génère des incertitudes. Les problèmes de navigabilité influent sur les habitudes du marché.
Moins de précipitations, pluies et neige, et des glaciers qui disparaissent avec la hausse des températures moyennes. Résultat : les volumes d’eau alimentant les fleuves diminuent. C’est un premier effet du dérèglement climatique sur le trafic fluvial. Or, en France, ce mode de transport représente un quart du trafic céréalier. Certaines campagnes se sont révélées difficiles avec une impossibilité de navigation sur une partie du réseau à l’Est. De plus, « il n’y a plus de réelle saisonnalité », souligne Juliette Duszynski, chef du service Développement de la voie d’eau de VNF (Voies navigables de France). « Cela nous conduit à renforcer la vigilance », avec la création d’un partenariat avec Météo France pour mieux anticiper les crises, liées à des problèmes d’étiages ou à l’inverse de crues. L’enjeu est de réguler le niveau d’eau et son débit sur l’ensemble du réseau. Sachant que l’établissement se charge aussi de garantir l’approvisionnement en eau pour l’agriculture, l’industrie ou encore les collectivités. La fréquence des événements météo extrêmes s’intensifiant, « on observe de plus en plus souvent de forts pics et creux du niveau des cours d’eau », confirme Jean-Laurent Herrmann, consultant en transport fluvial.
La prise en charge du surcoût pose question
Il y a trois ans, les phénomènes de basses eaux se sont révélés très forts sur la Moselle et le Rhin où des millions de tonnes de céréales transitent. « C’est l’autoroute fluviale européenne la plus utilisée pour l’export céréalier », confirme Jean-Laurent Herrmann. Avec des tirants d’eau plus faibles, il est nécessaire, au minimum, d’alléger le chargement des bateaux. Le trajet reste inchangé mais le volume de matières premières transportées est modéré. Les frais logistiques, historiquement payés par le destinataire, ne bénéficiant que d’une compensation partielle, « le surcoût a pu atteindre jusqu’à deux fois le prix durant cette période de sécheresse ». Avec six mois de basses eaux, la facture a été salée. « Les acheteurs ont demandé à ne plus assumer seuls le surcoût. Désormais ce point est négocié de gré à gré avec des clauses supplémentaires dans les contrats.[Mais] avec de nombreuses filières contractuelles qui se lient, il est très compliqué de reporter des clauses particulières dans chaque contrat », ce qui modère la pratique, observe Edward de Saint-Denis, courtier chez Plantureux & associés.
Face au phénomène, certains importateurs du nord de l’UE ont aussi parfois changé leur stratégie en se tournant vers la façade Atlantique plutôt que le Rhin ou en se sourçant auprès des pays de l’Est par trains.
Le Danube est confronté à des situations similaires qui jouent sur les exportations des pays riverains. Lucia Patznerová, une représentante de l’Office des transports slovaque, mettait même en garde lors de la sécheresse 2022 contre des accidents de navigation « si le tirant d’eau des navires n’est pas bien estimé et ajusté aux conditions de l’eau » (Radio slovakia international, août 2022).
Si de plus en plus de chargeurs disent s’intéresser au fluvial pour son image environnementale, ces problèmes peuvent les refroidir, reconnaissent les professionnels. Ils affectent l’anticipation sur la rentabilité logistique. « De plus en plus de contrats avec des options de mode de transport s’arbitrent en faveur du camion lorsque la voie fluviale est bloquée ou trop chère à exécuter », témoigne Edward de Saint-Denis. Le transport fluvial, capable d’acheminer « 10 000 t sur 900 km en quatre jours », reste pourtant « le moyen le moins cher, le plus rapide et le plus écologique pour transporter des grains, même avec les basses eaux », assure Jean-Laurent Herrmann.
Un réseau franco-français résilient
L’axe de la Seine permettant de rejoindre le port de Rouen est épargné. Cela s’explique par la présence sur les voies navigables de nombreux ouvrages : barrages et écluses que VNF gère pour réguler le débit et maintenir un transport efficace. « Même pendant la sécheresse de 2022, le trafic a été maintenu sur la Seine. » Ces installations et ce travail, « assurent à la France une grande résilience par rapport aux autres pays européens ». La culture d’ingénierie étant moins prégnante en Allemagne, le Rhin, fleuve international, dispose de moins d’ouvrages. La France n’est pas la seule à décider de la pertinence des investissements. Or certains pays européens ne voient pas pourquoi ils paieraient pour des projets si loin d’eux. Quant à une adaptation des bateaux, « leur évolution a accumulé un retard de plus de dix ans », comme le pointe Jean-Laurent Herrmann. Trop petit, le marché ne motive pas les constructeurs.
Mais la plus grande difficulté que pose le dérèglement climatique aujourd’hui pour le transport fluvial réside dans la variabilité des récoltes. Difficile d’anticiper les besoins logistiques avec de telles fluctuations de volumes et de calendrier (cf. "Deux questions à"). Le rythme des moissons s’est en revanche accéléré intensifiant les besoins de dégagement… Une gestion compliquée aussi par les questions géopolitiques.
Marianne Roumégoux
Le stockage, un enjeu du dérèglement climatique
De nouveaux parcours céréaliers et réflexes devraient se mettre en place sur l’échiquier planétaire. Les États se montrent de plus en plus soucieux des risques de pénuries.
« Les autorités portuaires à l’international se penchent sur les conséquences à long terme de l’élévation du niveau de la mer, sous l’effet du dérèglement climatique », explique Adel Ouederni, expert en supply chain chez EY. « Certaines, avec leur hinterland, seront moins à même de capter les capacités actuelles pour l’exportation ou l’importation, d’autres routes vont émerger. Toutes les zones de l’Asie-Pacifique vont être impactées, mais aussi les ports avec des accès par voies fluviales. Certaines infrastructures nécessiteraient de lourds investissements pour rester opérationnelles ».
Vers une redistribution des flux
La fonte des glaces arctiques laisse entrevoir l’ouverture de voies par le nord-ouest ou le nord-est, entre les ports du nord de l’Europe, la Russie et l’Asie. Ces trajets seraient 30 à 50 % plus courts que par le canal de Suez et le canal de Panama. À l’inverse, des voies, comme le canal de Panama, subissent déjà l’effet du changement climatique et régulent le trafic, du fait de la baisse du niveau d’eau et de sa forte fréquentation.
Le décalage entre les zones de production et celles de consommation va maintenir des échanges agricoles internationaux. Le déplacement des cultures avec le réchauffement, l’évolution démographique ou encore les mouvements de réfugiés, devraient redessiner les flux céréaliers planétaires. Ces changements induiront « probablement un accroissement et une forte variabilité des coûts logistiques. Il faudra privilégier un mix spot et contrat à long terme pour y faire face. »
Coûts de transport, des stratégies à affiner
Les risques d’approvisionnement intercontinentaux vont encourager une transformation proche des bassins agricoles. Ils vont aussi accentuer les enjeux de sécurité alimentaire et donc conduire à davantage stocker. « Les États sont de plus en plus attentifs à leurs niveaux de couverture pour chaque matière, craignant des pénuries », liées à des aléas climatiques ou géopolitiques. La versatilité des productions renforce aussi les efforts de recherche pour des variétés et espèces plus adaptées. De quoi induire « de nouvelles dépendances… aux brevets sur le vivant », fait remarquer Edward de Saint-Denis, courtier en céréales chez Plantureux.
Marianne Roumégoux
« Le risque climatique est de plus en plus pris en compte », affirme Adel Ouederni, expert en Supply Chain, stratégie opérationnelle et transformation chez EY
Les acteurs de l’agroalimentaire se soucient-ils du dérèglement climatique ?
Adel Ouederni - Ils rendent de plus en plus systématique le pilotage des risques, y compris climatiques. L’impact développement durable s’impose aussi dans les stratégies logistiques. Avec les fluctuations aiguës de production liées au climat, les prévisions des capacités logistiques à mobiliser s’avèrent difficiles. Les entreprises font appel aux spécialistes. Certaines mènent des réflexions prospectives : « qu’est-ce qui va m’impacter davantage à l’avenir et comment m’y préparer ? » Sur le plus court terme, ils se doivent aussi de suivre les évolutions réglementaires imposant des contraintes à la logistique ou à la gestion des flux.
Comment cela se traduit-il ?
A. O. - De plus en plus, les opérateurs sont obligés de s’adapter à tout ce qui se passe dans leur chaîne logistique y compris des inondations à l’autre bout de la planète, par exemple. Ils vont s’interroger sur l’impact sur ce qu’ils expédient. L’anticipation des risques liés au dérèglement climatique devient un impératif. Ce n’est plus une tâche réservée aux équipes de gestion du risque, mais aussi l’affaire des opérationnels. Cela suppose aussi d’analyser des tendances à plus long terme : aujourd’hui mes volumes vont vers telle destination, comment va-t-elle être impactée demain ? Et comment alors puis-je sécuriser mon activité à horizons de dix, quinze ou vingt ans ? Les études d’anticipation des risques ne sont jamais basées uniquement sur la dimension climatique, mais doivent intégrer d’autres risques géopolitiques, technologiques, etc. Les dirigeants, mais aussi les investisseurs, exigent une vision très claire en la matière puisque c’est le seul moyen de sécuriser la pérennité de l’activité sur le long terme.
Propos recueillis par Marianne Roumégoux